Librairie et éditeur de philosophie depuis les années 1920, Vrin publie une biographie d’Etienne Gilson, philosophe compagnon de route de la maison. Un penseur du catholicisme dont le Collège de France, grâce à Alain de Libera, salue durant deux jours la mémoire et le rôle décisif dans la connaissance du Moyen-Age.
Place de la Sorbonne, il existe encore des miracles. Le plus discret d’entre eux, bien que central dans le design de la place, face à la fontaine, n’est autre qu’une librairie, ce genre de lieu désuet où l’on vend des livres : la libraire Vrin, au 6 place de la Sorbonne. Les livres que l’on y trouve à foison ont la particularité d’avoir été écrits par une seule catégorie d’auteurs très spéciaux : des philosophes. Une librairie intégralement philosophique ? Oui, c’est possible ; c’est peut-être même une exception mondiale, à en croire les visiteurs étrangers qui passant à Paris restent sidérés par l’existence d’un tel lieu. Un miracle, on vous dit.
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Aujourd’hui dirigée par Anne-Marie Arnaud et son fils Denis Arnaud, la librairie, et la maison d’édition du même nom (une soixantaine de livres édités chaque année, souvent produits d’une thèse de philo) prolongent tant bien que mal, dans un contexte commercial ardu pour le marché des sciences humaines, une épopée éditoriale lancée en 1911 par Joseph Vrin (le père d’Anne-Marie Arnaud). L’effet niche de la maison la sauve de la ruine, même si, comme chaque libraire, Anne-Marie Arnaud se plaint de “la concurrence d’Amazon“. Consciente de l’attraction que suscitent encore quelques auteurs sur un public curieux, comme Foucault, “très vendu depuis plusieurs années“, voire quelques thèmes en vogue, comme “l’écologie, la question animale ou le transhumanisme“, la directrice de la petite maison dans la prairie philosophique mène sa barque avec lucidité, et des moyens modestes : elle et son fils passent une grande part de leur temps à relire des manuscrits, en essayant de sortir des textes arides de leur écrin opaque. Tout en revendiquant une exigence intellectuelle, par fidélité au père d’une maison à part, solidifiée au cours des années 1920.
C’est en 1926 que Joseph Vrin rencontra l’historien de la philosophie, Etienne Gilson, spécialiste de la pensée du Moyen-Age. Une amitié naissait entre les deux hommes, au point que Gilson prenait la direction littéraire de la maison. Le grand historien de la philosophie, en quête à l’époque d’un exemplaire de sa thèse épuisée, fut à l’origine de l’orientation exclusive de la librairie vers la philosophie. C’est dire combien Vrin et Gilson partagent une histoire commune, comme si l’un conditionnait l’autre.
L’histoire de la pensée fait pourtant peu de cas de l’œuvre d’Etienne Gilson (1884-1978), qui fut professeur à la Sorbonne et au Collège de France, mais aussi un intellectuel catholique engagé de son temps, éditorialiste au Monde après la seconde guerre mondiale, promoteur d’une société universelle fondée sur la raison. Un esprit de son temps, certes marqué par un tropisme catholique pas franchement révolutionnaire, mais intellectuellement structuré par une vision humaniste du monde.
Deux événements offre ce printemps la possibilité de prendre la mesure de son inscription dans l’histoire intellectuelle. Une biographie de Florian Michel restitue le parcours d’Etienne Gilson dans l’histoire française, au point d’en faire un acteur central de la vie intellectuelle. S’il reste surtout connu pour son expertise de la pensée médiévale, en particulier de la philosophie de Thomas d’Aquin, dont témoignent de nombreux ouvrages (Le Thomisme, La Philosophie au Moyen Âge, Christianisme et Philosophie, Héloïse et Abélard…), il fut aussi un citoyen engagé dans la vie publique, républicain et libéral, partisans de la démocratie chrétienne, soucieux de remettre l’enjeu spirituel au cœur de l’espace politique. Il voulait “bâtir la chrétienté“ comme une “recharge religieuse contre les idéologies antichrétiennes, un remède transnational aux maux nationalistes de l’époque et un projet culturel fédérateur tourné vers la paix“, analyse Florian Michel.
S’il fut “le contraire d’un partisan“, il s’engagea dans de nombreuses causes : il dénonça, parmi les premiers, la famine en Ukraine (1922), signa le manifeste du Collège de France en faveur des intellectuels juifs allemands menacés par le nazisme (1933), s’engagea auprès du MRP (Mouvement républicain populaire), participa aux conférences fondatrices de l’ONU, prôna la neutralité et le non-alignement de l’Europe lors de la signature des accords de l’Otan…
Par-delà son parcours politique et éthique, il y a surtout une manière essentielle de se rappeler de l’œuvre oubliée d’Etienne Gilson : son apport sur la connaissance du Moyen-Age. C’est bien à cet héritage que s’attachera le grand historien actuel de la philosophie médiévale Alain de Libera, professeur au Collège de France, à travers deux journées autour de sa pensée et de celle de Hans Blumenberg, les 30 et 31 mai prochains. Pour Alain de Libera, “Étienne Gilson (1884-1978) et Hans Blumenberg (1920-1996) offrent deux figures paradigmatiques pour appréhender la place du Moyen Âge dans l’histoire de la philosophie et penser son lien avec la modernité“. Spécialement Étienne Gilson, “moderne devenu antimoderne“, qui dévoile dans sa thèse en 1913 les soubassements médiévaux de la pensée de Descartes. Il fut, rappelle le professeur au Collège de France, le vrai “découvreur d’un continent, celui de la philosophie médiévale, que la Sorbonne de son temps tenait non pas pour une terra incognita mais pour une terre inutile et obscure“. L’enjeu de ces deux journées d’étude sera de penser avec Gilson (et Blumenberg), et “contre eux aussi au besoin, en vue d’éclairer cette zone grise entre Moyen-Age et modernité“. L’occasion de se ruer à la librairie Vrin, place de la Sorbonne, après un passage au Collège de France : un voyage en soi au pays de la pensée, entre classiques et modernes, antiques et contemporains. Rien de vain ne s’expose chez Vrin puisque la pensée y a élu domicile.
Jean-Marie Durand
Librairie Vrin, 6 place de la Sorbonne 75005 Paris
Florian Michel, Etienne Gilson, une biographie intellectuelle et politique, Vrin, 462 p, 35 €.
Journées autour de la philosophie médiévale d’Etienne Gilson et Hans Blumenberg, organisées par Alain de Libera, Collège de France, 30 et 31 mai
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