Pour les 20 ans de l’association altermondialiste, Attac publie un livre collectif : “L’Abécédaire engagé” (éd. Les Liens qui Libèrent). A cette occasion nous nous sommes entretenus avec Aurélie Trouvé, économiste spécialiste des marchés agricoles, et porte-parole d’Attac France.
Il y a vingt ans, à l’initiative du Monde diplomatique, naissait l’Action pour une taxe Tobin d’aide aux citoyens (Attac). Cette association, qui revendique aujourd’hui 10 000 adhérents en France, milite depuis pour la taxation sur les transactions financières, et a ouvert la voix à un large mouvement international pour la justice sociale et écologique, et en solidarité avec les pays du Sud : l’altermondialisme. Son premier coup d’éclat, le blocage de la conférence de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle, en 1999, est resté gravé dans les mémoires.
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Au fil des années, son champ d’action s’est étendu à de multiples combats – contre le productivisme, contre les OGM ou encore contre l’évasion fiscale -, et les mouvements de la société civile en lutte contre le néolibéralisme se réunissent régulièrement depuis 2001 lors du Forum social mondial, pour esquisser les contours d’un autre monde possible.
Après le déclin des grandes utopies, Attac a infligé un lourd démenti aux faux prophètes de la “fin de l’histoire”. Vingt ans après sa fondation, et dix ans après le krach financier de 2008, sa porte-parole, Aurélie Trouvé, revient pour nous sur les mobilisations actuelles, son positionnement face à l’Union européenne, et ses considérations sur le populisme de gauche.
Plusieurs militants d’Attac et d’Europe Ecologie – Les Verts (EE-LV) ont été interpellés le 15 septembre à Paris pour avoir collé des affichettes sur les vitrines d’une agence de la Société générale. Ils dénonçaient la finance “toxique”, dix ans après la chute de Lehman Brothers. La répression des mouvements sociaux vous semble-t-elle s’être accentuée depuis vingt ans en France ?
Aurélie Trouvé – Nous sommes dans un contexte plus général de durcissement des règles sécuritaires sous couvert de lutte contre le terrorisme. L’État d’urgence est devenu permanent. Dans ce contexte, la répression et les dérives policières se multiplient, notamment dans les quartiers populaires et contre les mouvements sociaux. La politique d’Emmanuel Macron apparaît pour ce qu’elle est : néolibérale sur le plan économique, autoritaire et régressive sur le plan démocratique.
La désobéissance civile, dont Attac a fait l’une de ses marques de fabrique, est-elle une pratique militante d’avenir, capable de faire plier des pouvoirs institués ?
Oui, nous en sommes convaincus. Il s’agit d’actions pacifiques, maniant l’humour et l’expression artistique, pour dénoncer publiquement ce qui nous semble contraire à l’intérêt général mais que les gouvernements laissent faire. Ainsi en est-il de l’évasion fiscale, pratiquée par les multinationales, les grandes banques et les plus riches : il est estimé que 80 milliards d’euros par an échappent à l’État, soit davantage que le déficit public. Du “pognon de dingue”, il y en a, dans les paradis fiscaux, dans la haute finance, dans la poche des plus riches qui sont premiers bénéficiaires des choix fiscaux d’Emmanuel Macron. Encore faut-il aller chercher ce pognon.
Avec une lutte réellement efficace contre l’évasion fiscale, nous pourrions soutenir des services publics de qualité, pour la santé et les hôpitaux, ou encore l’éducation. Nous pourrions enclencher une politique de transition écologique créatrice d’emplois, en soutenant à la hauteur des besoins la rénovation énergétique des logements, l’agriculture biologique…
“Du ‘pognon de dingue’, il y en a, dans les paradis fiscaux, et dans la poche des plus riches qui sont premiers bénéficiaires des choix fiscaux d’Emmanuel Macron”
Voilà pourquoi nous ciblons et occupons régulièrement des banques ou des multinationales. Nous y aménageons par exemple, le temps de l’occupation, une salle d’hôpital : nous y montrons alors le lien entre cette évasion fiscale et la situation déplorable des services publics, par manque de moyens financiers et humains. Le 15 septembre, nous étions ainsi un millier d’activistes pour mener le même jour en France une soixantaine d’actions de désobéissance civile face à des banques comme BNP Paribas ou HSBC. Confier son argent à ces banques, c’est cautionner leurs pratiques spéculatives, fermer les yeux sur leur rôle dans l’industrie de l’évasion fiscale et accepter qu’elles continuent d’investir massivement dans des énergies du passé et des projets toxiques pour les peuples et la planète. Par exemple, rien ne garantit aujourd’hui que les 400 milliards d’euros placés par les Français dans le livret A et le livret Développement Durable ne sont pas utilisés par les banques pour financer des projets et des industries toxiques.
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Dix ans après le krach financier de 2008, les élites politiques et économiques vous semblent-elles plus conscientes qu’avant de l’importance de contrôler la finance ?
A mon avis, ces élites sont très bien informées des conséquences d’une finance dérégulée. Mais les plus riches n’y ont pas intérêt, puisque ça leur permet d’être de plus en plus riches. Les acteurs de la finance recherchent le profit maximal à court terme sans se soucier des conséquences à long terme. Et quand le système vacille, comme en 2008, les États viennent au secours des grandes banques, injectent des centaines de milliards d’euros dans le circuit financier et sauvent les grands investisseurs, même s’ils ont pris des risques inconsidérés. Tout en imposant aux États alors endettés des plans d’austérité drastiques : in fine, ce ne sont pas les plus riches, les financiers qui payent la note, mais l’ensemble des contribuables.
Juste après la crise de 2008, certains petits pas ont été réalisés pour mieux réguler les banques, mais sont très insuffisants. Aujourd’hui, de très nombreux économistes et politiques craignent une nouvelle crise financière. Les grandes banques poursuivent des activités très risquées. Elles n’ont jamais été aussi grandes, elles sont ‘too big to fail’, c’est-à-dire qu’en cas de nouvelle crise, les gouvernements devront à nouveau les sauver pour éviter un effondrement économique.
Le gouvernement Macron lui-même fait tout pour draguer les banquiers de la City et les attirer Paris suite au Brexit. Il a fait capoter le projet de taxe sur les transactions financières qui était dans les tuyaux avec quelques autres pays européens : cette taxe permettrait pourtant de restreindre la spéculation financière et de dégager de l’argent pour répondre aux urgences sociales, et financer la solidarité internationale et la transition écologique. L’important maintenant, c’est plutôt que nous, citoyens, nous prenions conscience de tout ça. C’est pourquoi à Attac, nous poursuivons notre travail d’éducation populaire et nous menons des actions citoyennes afin d’alerter l’opinion publique. Sans doute avons-nous déjà joué un rôle à ce propos, puisque par exemple la taxe sur les transactions financières, qu’Attac porte depuis 20 ans, est enfin devenue une idée largement partagée.
Avec le recul, l’attitude du FMI vis-à-vis des politiques d’austérité vous semble-t-elle avoir changé ? Votre rêve d’un FMI altermondialiste est-il possible ?
Les politiques d’austérité, imposées suite à la crise de 2008 à beaucoup de pays européens endettés, n’ont pas été menées que par le FMI, mais également par l’Union européenne et la Banque centrale européenne (BCE). Celles-ci ont soutenu encore plus que le FMI ces plans d’austérité. Elles n’ont jamais reconnu que ces plans ruinaient les populations et les États, qu’ils détruisaient les services publics et empêchaient la relance économique. Pire, ces politiques menées contre les populations ont fait l’objet d’un rejet massif lors des élections en Europe, rejet qui est instrumentalisé par l’extrême droite et qui mène à une montée inquiétante de la xénophobie. Ce sont donc non seulement les institutions internationales comme le FMI qu’il faut changer, pour une politique monétaire fondée sur la coopération, mais également les institutions européennes. La BCE devrait pouvoir, par exemple, prêter directement aux États-membres fortement endettés, sous condition non pas de coupes drastiques dans leurs budgets publics pour rembourser les grandes banques, mais pour des politiques de transition écologique et sociale.
Aux États-Unis, une majorité de jeunes américains se disent anticapitalistes. En France, presque 80 % d’entre eux étaient opposés à la loi Travail en 2016. Ces signes vous rendent-ils optimiste sur la capacité de la nouvelle génération à prendre son destin en main ?
Tout à fait. D’autres mobilisations nous rendent optimistes, des mouvements féministes actuels aux mobilisations contre les “projets inutiles et imposés”, comme l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ou encore la marche pour le climat début septembre, organisée en quelques jours. A Attac, nous voyons aussi beaucoup de jeunes arriver, notamment via les actions de désobéissance civile. Ces nouvelles générations n’acceptent pas la domination sexiste, de même qu’elles se rendent compte qu’elles sont les dernières à pouvoir relever le défi climatique.
“Les nouvelles générations n’acceptent pas la domination sexiste, de même qu’elles se rendent compte qu’elles sont les dernières à pouvoir relever le défi climatique”
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Euractiv a révélé un mémo interne du lobby du patronat européen visant à minimiser les efforts pour contrer une hausse des réductions de gaz à effet de serre. Comment interprétez-vous cela ?
Ces révélations, de la cellule d’investigation de Greenpeace Royaume-Uni, ne nous surprennent absolument pas : cela fait des années que les ONG documentent la façon dont des multinationales interviennent dans la fabrication des lois européennes, pour réduire l’ambition de toute réglementation pour l’environnement et la santé. Ces multinationales ont déployé pour ça un marketing redoutable. D’un côté, elles n’hésitent pas à verdir leurs discours et leur communication extérieure. De l’autre, elles déploient des stratégies de lobbying toujours plus pernicieuses pour poursuivre leurs activités polluantes aussi longtemps que possible. Il en va de leur rentabilité et de la rémunération de leurs actionnaires. Et ça marche !
Le pouvoir des multinationales sur nos vies et notre avenir n’a jamais été aussi grand. Mieux, les pouvoirs publics veulent de plus en plus s’appuyer elles pour lutter contre le changement climatique ou préserver la biodiversité. De notre côté, nous pensons au contraire qu’il faut un sursaut politique conduisant à plus de régulations, et non à moins. Les multinationales doivent être rendues juridiquement responsables de l’ensemble des activités de leurs filiales et sous-traitants, afin de donner le droit aux populations de les poursuivre en justice pour leurs agissements délictueux. L’impunité avec laquelle évoluent les multinationales doit être démantelée, et laisser placer à un droit national et international qui fasse primer le droit des populations et le droit de l’environnement sur le business as usual. C’est peut-être très ambitieux, mais surtout urgent et nécessaire.
Attac a parfois été critiqué pour son louvoiement sur la question de l’Union européenne (UE). Ses appels à une “réorientation de l’Europe” vers un projet plus social ont parfois semblé vains. Avez-vous évoluée sur le sujet ?
Nous avons surtout été critiqués par les néolibéraux parce que nous osions remettre en cause l’UE telle qu’elle fonctionne ! Nous avons joué un rôle déterminant dans la campagne contre le Traité constitutionnel européen et la prise de conscience des méfaits de l’Europe néolibérale. Nous sommes pour une autre Europe, écologique et sociale, de solidarité entre les peuples. Ce qui nous oppose aux xénophobes et nationalistes comme Viktor Orban. Mais nous pensons aussi qu’il faut désobéir aux règles de l’UE actuelle si nous voulons engager une réelle politique de transition écologique et sociale. Ce qui nous oppose aux néolibéraux comme Emmanuel Macron.
“Face aux néolibéraux et à leurs tentatives d’effacer toute idée de conflit, il faut continuer à montrer qu’il y a des intérêts opposés entre pauvres et riches”
Des mouvements “populistes de gauche” comme Podemos ou La France insoumise émergent en Europe. Que pensez-vous de ce label, et de cette stratégie politique ? Restez-vous attachée au mot “gauche” ?
François Hollande et ses gouvernements ont brouillé les pistes, en appliquant, alors qu’ils se réclamaient de la gauche, une politique fondamentalement de droite. Emmanuel Macron a ensuite tenté de faire croire que le clivage entre gauche et droite n’avait plus de sens. Son idéologie de la fin des idéologies (que nous expliquons dans un livre, L’imposture Macron) vise à nier les controverses et leur confrontation dans un cadre pacifique, à effacer l’opposition des intérêts entre riches et pauvres, entre patrons et salariés, entre multinationales et citoyens. Mais cette opposition existe. Et d’ailleurs, Emmanuel Macron applique une politique clairement de droite. Il favorise toujours plus les très riches à travers de multiples cadeaux fiscaux et faisant croire à un “ruissellement” vers les plus pauvres, dont on sait qu’il ne fonctionne absolument pas.
Donc nous pensons que le mot “gauche” reste essentiel pour se situer politiquement et intellectuellement. Quant au “populisme de gauche”, c’est un débat qui traverse les mouvements sociaux et politiques de gauche. De mon point de vue, le risque est de mettre sur le même plan le “populisme de gauche” et le “populisme de droite”, alors que celui-ci n’est autre que l’extrême droite, se nourrissant de la haine de l’autre et de la xénophobie. Au-delà, une idée me semble importante : face à Emmanuel Macron, face aux néolibéraux et à leurs tentatives d’effacer toute idée de conflit, il faut continuer à montrer qu’il y a des intérêts opposés entre pauvres et riches, entre citoyens et multinationales obnubilées par la rémunération à court terme de leurs actionnaires, entre un “nous” et un “eux”. Il nous faut montrer à qui et à quoi nous faisons face. Mais la politique ne peut se réduire à la division entre “eux et nous”, il nous faut aussi porter des alternatives écologiques, sociales et solidaires, rassemblant autour d’un projet émancipateur et égalitaire.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Attac, L’Abécédaire engagé, d’altermondialisme à zapatisme, éd. Les Liens qui Libèrent, 160 p., 20 €
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