Le Mémorial de la Shoah rappelle dans une exposition importante le rôle déterminant de Beate et Serge Klarsfeld tout au long des années 1970 pour sortir de l’oubli, en France et en Allemagne, la déportation des Juifs. Une décennie clé pour comprendre le basculement des consciences, animées par les combats d’un couple exemplaire.
Dans le processus de connaissance de la Shoah et la mise en lumière de ses responsables et de ses modes opératoires, la décennie 1970 fut un moment clé. Au cœur de cette période historique, le combat tenace et spectaculaire de Beate et Serge Klarsfeld fut déterminant. Comme un tournant de l’histoire, grâce à quelques coups d’éclat, tels la fameuse gifle assenée par Beate en 1968 au chancelier Kurt Kiesinger, ancien nazi, ou la publication décisive en 1978 du Mémorial de la déportation des juifs de France.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Deux ans après la publication de leurs Mémoires, Beate et Serge Klarsfeld prolongent l’explication de leur œuvre historique à travers une exposition importante au Mémorial de la Shoah, proposée par Olivier Lalieu. S’appuyant sur des nombreux documents, l’exposition restitue, autant que le contexte politique des années 1970, la fougue, l’énergie et le combat tenace, jusque dans l’élaboration de techniques de résistance inédites, d’un couple de militants exemplaires, sans lequel la mémoire de la Shoah ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui.
Quel sentiment vous procure l’exposition que propose le Mémorial de la Shoah autour de votre activisme durant les années 1970 ? Cette sorte de muséification de votre œuvre vous touche-t-elle ?
Serge Klarsfeld – C’est évidemment très émouvant de nous retrouver au Mémorial de la Shoah. Car nous sommes très liés à ce lieu depuis plus de 60 ans. J’ai assisté en tant qu’enfant de déporté à la pose de la première pierre en 1953 ; j’ai assisté en 1956 à l’inauguration du Mémorial ; j’y suis entré en 1965 en voulant suivre la dernière étape de mon père mort à Auschwitz ; j’ai travaillé dans les archives avant d’aller à Auschwitz : c’est alors que j’ai décidé de m’engager sur ce travail de la mémoire. Et puis également, j’étais lauréat de la bourse Zellidja, permettant de voyager ; ça se trouvait précisément en face du Mémorial, au 26, rue Geoffroy-l’Asnier. Quand nous nous sommes rencontrés Beate et moi, nous avons travaillé ensemble là-bas, en face du Mémorial. En 1967, quand nous avons commencé notre action, nous avons ainsi coopéré avec le Mémorial ; les archives ont été précieuses pour le travail que nous avons mené. Que le Mémorial soit donc le premier musée à venir nous chercher, cela nous rajeunit et cela est émouvant.
Beate Klarsfeld – Il faut rappeler aussi que Joseph Billig du Mémorial a été impliqué dans l’affaire de la gifle (gifle lancée par Beate au chancelier Kiesinger en 1968). Il nous a aidés à constituer le dossier du chancelier Kiesinger, pour comprendre son rôle dans les structures de la propagande hitlérienne. Nous l’avons emmené comme témoin à Berlin.
Serge – On l’a même fait mentir au procès en appel de Beate, qui est devenu le procès du chancelier Kiesinger ; il a pu témoigner des activités du chancelier pendant la guerre. Lorsque le tribunal l’a interrogé, il a dit : “Je suis ici parce que Beate Klarsfeld est venu me voir avant de gifler le chancelier pour me demander si elle pouvait le gifler en fonction de ses activités dans le IIIe Reich. J’ai examiné le dossier ; il était directeur adjoint de la propagande radiophonique hitlérienne vers l’étranger. Et je lui ai dit : on peut le gifler la conscience tranquille.” Joseph Billig a donc pu exposer devant le tribunal les activités du chancelier.
Vous qui êtes soucieux de la transmission, pensez-vous qu’un musée puisse y contribuer ?
Serge – C’est moins un musée qu’un Mémorial, donc un outil pédagogique. La partie muséographique du Mémorial est un accès à l’instruction civique et à l’engagement contre l’antisémitisme et le racisme.
L’exposition a pour titre « les “combats de la mémoire” ; en quoi la mémoire convoque-t-elle des combats ?
Beate – On a toujours obtenu des résultats en combattant. Je suis une combattante ; c’est notre action de militant, souvent illégale, qui a permis d’avancer dans la connaissance de la Shoah et le procès des bourreaux.
Serge – La mémoire a toujours présente dans ce que nous avons fait. Derrière ce que je faisais, il y avait le souvenir de la souffrance des Juifs ; derrière l’action de Beate, il y avait la volonté de réhabilitation de l’Allemagne et donc le souvenir du crime commis au nom du peuple allemand.
Comment mesurez-vous aujourd’hui les effets de vos combats ? La société française vous semble-t-elle prémunie contre l’oubli et l’indifférence face au passé antisémite ?
Serge – C’est difficile à apprécier ; si vous revenez cinquante et soixante ans en arrière, sous de Gaulle, la mémoire de la Shoah était inconnue ; et les partis extrémistes étaient inexistants. Aujourd’hui, la mémoire est bien installée et le Front national a failli gagner l’élection présidentielle.
Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Serge – Il n’y a pas de paradoxe ; lorsqu’il y a une crise, les extrêmes l’emportent. Toute crise entraîne des tas de mécontents qui n’ont pas les barrières psychologiques suffisantes pour endiguer les passions que les démagogues suscitent. Les démagogues ont toujours beaucoup de talent pour fasciner les foules. Il n’y a rien d’étonnant qu’en France on assiste à cette menace. En Allemagne, la décision d’Angela Merkel d’accueillir un million d’immigrés a eu ces mêmes effets ; cette mesure généreuse est déconsidérée car elle entraine un grand mécontentement ; l’AfD a plus de cent députés.
La montée de l’extrême-droite en Allemagne vous décourage-t-elle ?
Beate – Décourage, non, mais c’est triste de voir ça.
Serge – Il ne faut pas oublier qu’en Allemagne, pays riche, il y a beaucoup de pauvres ; une très petite proportion de la population est propriétaire. Les salaires n’ont pas progressé depuis des années. Il y a un mécontentement larvé.
En quoi les années 1970 furent-elles déterminantes dans le dévoilement du passé occulté ?
Serge – Quand nous avons créé l’association, j’ai écrit dans le premier bulletin que nous, enfants de déportés, nous ne demandions rien comme pension tant que le niveau de la connaissance de la Shoah et du sort des Juifs en France ne serait pas suffisant dans l’opinion publique et dans la classe politique. Nous avons joué un rôle de pédagogue. Pour cela, il fallait d’abord établir ce qu’avait été exactement la Solution finale en France et la responsabilité de Vichy. Il fallait ouvrir les archives pour avoir les documents qui permettent d’écrire cette histoire. Au centre de documentation juive contemporaine, c’est à dire l’ancien Mémorial de la Shoah, il y avait surtout des documents allemands ; je les ai fait traduire. Les documents français étaient en effet fermés ; il a fallu les ouvrir. Beate et moi avons mené des actions au nom de la France. Les autorités françaises m’ont ouvert les archives, pour l’affaire Barbie entre autres. Nous avons pu faire juger les criminels nazis impunis. La France réclamait leur jugement. L’Allemagne refusait, elle, de le faire. Nous avons ainsi obtenu qu’ils soient jugés. Par rapport aux historiens qui ne disposaient pas de ces archives, j’étais en mesure de décrire précisément comment s’est organisée la Solution finale en France et quelle avait été la responsabilité de Vichy. Dans les manuels d’histoire jusque-là, le rôle de Vichy était gommé par les agrégés.
Le travail de l’historien américain Robert Paxton fut-il un tournant pour vous ?
Serge – Il n’y avait rien de vraiment inédit chez Paxton ; il a pris les archives du CDJC, mais c’était insuffisant. Il fallait avoir accès aux archives françaises du ministère de l’Intérieur. Il n’y a rien dans son livre, par exemple, sur le transfert de 10 000 juifs de la zone libre vers la zone occupée ; une affaire très compliquée. Paxton a très bien résumé ce qui s’est passé, mais il manquait le pan crucial des documents de Vichy, dont j’ai pu disposer. Le livre Vichy-Auschwitz que j’ai publié en 1983 consignait les documents dans leur intégralité. Je considère que le lecteur a le droit de confronter son opinion aux documents sur lesquels se fonde le travail historique.
Photo A. Keler/Sygma
Cette décennie fut aussi marquée par une suite de gestes spectaculaires de votre part, dont la gifle reste le plus célèbre. La dimension quasi performative de votre travail est-elle indexée à votre recherche historique ?
Serge – D’un côté, l’intellect permet de dominer un sujet, fondé sur la volonté de rechercher la vérité. Parce que le meilleur hommage à rendre aux victimes, c’est d’expliquer exactement qu’a été leur destin. Et puis, il y a la volonté de justice, ce qui est différent : il s’agit d’amener les criminels à être jugés ; pour cela, il faut alerter les opinions publiques, les confronter à la réalité.
Vous avez intégré pour cela les règles de la société du spectacle. Pour faire œuvre d’historien, il faut en passer par là ?
Beate – Oui, c’est bien ce qui a permis de faire démissionner un chancelier ancien nazi ; j’ai fait des conférences dans des écoles en Allemagne pour dire qui était Kiesinger, mais on me répondait qu’il avait été élu démocratiquement ; on ne voulait pas bouger ; il fallait chercher des moyens pour alerter les opinions ; briser ce silence autour de son passé. On a aussi utilisé la presse qui lorsque j’ai interrompu son discours à Bonn, par exemple, s’est enfin demandé qui était Kiesinger.
D’où vient cette force qui vous habite ?
Beate – La cause.
Serge – A l’époque de la gifle, les nazis étaient partout ; le ministre des finances de Kiesinger était aussi un ancien nazi ; si on voulait épurer l’Allemagne de son personnel politique nazi, on se devait d’opérer des actes très forts ; pas seulement des dossiers. Les dossiers doivent être portés par une action.
Vous êtes-vous senti un peu seuls durant cette décennie ?
Serge – Ce fut un combat où l’on était isolé, mais où l’on a été peu à peu rejoint par des gens qui, alors qu’ils étaient enfants, avaient été poursuivis durant la guerre ; c’est une décennie de combats. On a été obligés d’accomplir des actes dans l’illégalité, notamment en Allemagne : on a été arrêté, Beate a passé des semaines en prison ; ce fut la décennie la plus active et la plus passionnante.
Beate – C’était toujours la dimension illégale et spectaculaire de notre action qui attirait l’attention.
Serge – Ce fut aussi le moment où nous sommes allés souvent de manière périlleuse en Amérique du Sud, mais aussi dans les pays de l’Est
Peut-on rattacher votre action durant ces années au contexte protestataire issu des années soixante ?
Beate – Nous étions un peu à part. Notre sujet était bien circonscrit par rapport aux groupes d’extrême gauche en guerre contre le capitalisme ou la guerre au Vietnam.
Serge – On était à part dans la mesure où l’on défendait…
Beate – le capitalisme… (rires)
Serge – … la défense d’Israël, pas très bien vue par la gauche ; le jugement des criminels nazis et la cause juive, pas très bien vus par la droite. A un moment, nous étions les agents de la CIA ; à un autre les agents de la Stasi.
La solitude ne fut-elle pas trop dure à endurer parfois ?
Serge – Cela nous a endurcis, mais les événements nous ont donné raison ; cela nous a donc réconfortés. Willy Brandt est devenu chancelier ; c’était très important. En avril 68, Beate a organisé avec Daniel Cohn-Bendit et Alain Krivine la première protestation de Mai 68 contre l’attentat contre Rudi Dutschke devant l’ambassade d’Allemagne près des Champs-Elysées ; la police avait poursuivi jusqu’au quartier Latin les protestataires ; cela a été considéré comme la première manif de Mai 68. A la Sorbonne, nous disions que ce n’était pas là que se jouait l’avenir de l’Europe, mais en Allemagne ; si Willy Brandt arrivait au pouvoir, il pouvait réunifier l’Europe et apaiser la guerre froide. Beate a fait campagne pour Willy Brandt qui est devenu chancelier. Lorsqu’il s’est agenouillé au ghetto de Varsovie, ce fut un très grand événement. Helmut Schmidt a continué le travail. On s’est donc toujours senti réconforté par les événements. Peut-être moins en France.
N’avez-vous pas été surpris par votre énergie passée en vous replongeant aujourd’hui dans cette époque ?
Beate – Non. Vous savez, ce qui était difficile, ce n’était pas les actions en elles-mêmes, mais de ne jamais lâcher. Par exemple, le procès de Cologne a commencé en 1971 et le verdict n’est tombé qu’en 1980. La détermination, ce fut notre vraie force.
Coll. Klarsfeld
Qu’est-ce qui dans les années prolongeant la décennie 70 fut déterminant selon vous dans votre combat ?
Serge – La continuité ; on est heureux que la classe politique raisonnable soit alignée sur ce qu’on pensait avant le discours de Jacques Chirac sur le Vél d’Hiv en 1995, qui fut le reflet de notre aspiration ; ce discours a été renforcé par Hollande ou par Macron. D’un autre côté, la force du Front National nous angoisse ; nous avons lancé le premier signal d’alarme en 2015, au moment où sont sortis nos Mémoires ; on a prévenu qu’on quitterait la France si le Front national arrivait au pouvoir.
Comment la répartition des rôles au sein de votre association s’est-elle faite durant toutes ces années ?
Serge – J’ai élaboré les dossiers, écrit les discours ; ce fut mon rôle, moi qui suis un peu plus optimiste que Beate, elle étant plus réaliste. Elle dirige sur le terrain ses propres actions. En fait, on se complète sans trop se poser de questions.
Quels seront vos combats à venir ?
Serge – On espère qu’il n’y en a pas. On voudrait qu’on n’ait plus besoin de nous. Beate déploie toujours une action pédagogique, à travers des conférences. Je travaille beaucoup de mon côté sur les lieux de mémoire, en étant présent dans les conseils d’administration. Ce sont les outils de l’histoire. Je fais mon possible pour qu’après notre départ, il reste des outils : les outils de la connaissance, aujourd’hui multiples. Comment transmettre ? Le Mémorial de la Shoah est notre vrai héritier en France.
{"type":"Banniere-Basse"}