On n’apprend pas à dire ce mal-là. On apprend le silence comme une marque de politesse envers les autres. On esquisse un sourire, on baisse un peu la tête, on parle d’autre chose. On tait ce cri désespéré que n’importe qui entend mais que peu s’aventurent à écouter. On leur demande avec les yeux de ne pas le relever. On fuit ceux qui devinent, on réclame ceux qui n’ont rien vu. On flirte avec leur candeur comme au contact d’un parfum dont on s’imprègne artificiellement, court répit avant de reprendre la lutte contre ce mal qu’on s’épuise à dissimuler.
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Mais un jour les mots sortent, soudain très clairement. Et alors il est temps de les écrire un matin de mai 2018. Puis de les partager, un peu plus d’un an plus tard.
C’est ainsi qu’est né ce titre particulier, Mai 2018, dans lequel je fais le récit d’une anorexie mentale qui a marqué dix années de ma vie, de 17 à 27 ans, et dont je n’avais jamais publiquement parlé.
On n’apprend pas à dire ce mal-là, mais on apprend encore moins à le reconnaître.
J’ai hésité longtemps à prendre la parole sur ce sujet, non par pudeur, mais par peur que l’on m’enferme dans une case, qu’on me réduise à un seul mot, un injuste qualificatif qui me ressemble si peu, moi qui en suis guérie. Mais cette crainte n’est rien devant la résonance possible de mon témoignage auprès de celles et ceux qui s’y reconnaîtront, de près ou de loin.
On n’apprend pas à dire ce mal-là, mais on apprend encore moins à le reconnaître. On entend vaguement que c’est une lubie adolescente que de vouloir maigrir, que ça passera. On entend que c’est plus joli une fille avec des formes, regarde tes copines on voit que ce sont devenues des femmes. On entend qu’il faut se détendre, c’est juste une bouchée pour goûter. On ne sait pas le monstre intérieur qui menace de répandre ses flammes si on s’aventure à céder. On ne voit jamais la douleur physique qui dévaste si fort qu’on préfère être affamée.
On n’apprend pas qu’à 17 ans, les règles peuvent cesser. On entend les autres filles qui continuent de parler tampons, serviettes, douleurs au ventre et au dos. On se revoit compter les jours pour savoir où on en est dans le cycle menstruel, se plaindre un peu parfois parce que ça coulait à flots depuis une semaine. On se dit que c’est un retard et que ça va revenir. On attend, mais les mois passent et ça ne revient pas. On se demande si on est encore une femme quand on n’a plus ses règles. On évite le rayon des protections périodiques au supermarché. On a honte, on n’ose même pas se le dire à soi-même. On finit par oublier qu’elles sont parties. On a 20 ans, 23 ans, 26 ans. On se souvient vaguement du sang qui s’écoulait tous les mois à une époque désormais révolue.
On fait de son corps une armure qui résiste à tout.
On n’apprend pas que n’importe quelle source de plaisir peut devenir insupportable. On n’explique pas la préférence soudaine pour tout ce qui représente le danger et la douleur. On ne dit pas le masochisme qu’on accueille sans le savoir en plein cœur de soi, et qu’on apprivoise comme un remède à la sensation de culpabilité qui a tout envahi. On fait de son corps une armure qui résiste à tout et serait presque nocive pour ceux qui s’y frottent. On ne sait plus accueillir l’amour ni le faire, bien sûr. On ne sait même plus le désir.
En définitive, on réduit l’anorexie à une incapacité à se nourrir. On fait le constat du corps amaigri, mais on ne l’envisage jamais comme une disparition littérale de soi. On fait le constat des règles qui ne s’écoulent plus, mais on n’établit jamais le parallèle avec la femme qui redevient enfant.
On ne pense pas la régression physique telle un refus mental d’avancer vers son avenir.
On oublie le symbole majestueux, le corps comme un révélateur du chaos intérieur, l’esprit comme une force toute puissante qui prend le physique en otage tel un ultime recours avant la mort.
© Eléonore Wismes
Il fallait comprendre ça pour ne plus disparaître. Questionner l’itinéraire emprunté.
J’ai suivi de mon plein gré un parcours assez classique auquel on ne m’a pas contrainte. J’avais appris à être fière de moi si, et seulement si, petite fille d’abord, j’étais sage et bonne à l’école, adolescente ensuite, j’étais jolie, sociable et sérieuse, jeune adulte enfin je poursuivais des études qui me donneraient un métier au pire stable, au mieux qui en jette. Ainsi, toute envie qui ne s’y rapportait pas demeurait marginale dans ma vie, périphérique, pas essentielle. Passionnée d’écriture et de musique, je n’ai jamais sérieusement envisagé ces activités. J’aimais les mots et les raisonnements, j’ai choisi le droit.
Je croyais qu’il était mien, ce choix auquel nous encourage discrètement, sournoisement, la société. Pression sociale, je crois que ça s’appelle comme ça.
J’ai naturellement absorbé les outils qu’on met à la portée des enfants pour apprécier les notions de réussite et d’échec. Cela a structuré ma façon de faire des choix, la nature de mes ambitions, et plus largement ma perception du bien et du mal. La preuve d’une légitimité à vivre et d’une productivité quotidienne résidait dans l’argent que le métier qu’on exerce génère. Réussir, c’était ça. J’épousais donc logiquement le choix raisonnable et banal d’une trajectoire sécurisante. Je croyais qu’il était mien, ce choix auquel nous encourage discrètement, sournoisement, la société. Pression sociale, je crois que ça s’appelle comme ça.
Mais est-on vraiment en sécurité quand c’est une ombre de soi qui prospère sur le trône de ladite réussite? A-t-on réussi quand le parcours poursuivi provoque l’avortement de la femme en nous tant elle est loin de celle qu’on s’acharne à façonner? Il fallait comprendre ça pour ne plus disparaître. Questionner l’itinéraire emprunté pour oser changer de voie. Mais ce fut long et laborieux bien sûr, cela s’est fait sur plusieurs années, en plusieurs étapes.
Je n’avais pas appris à dire ce mal-là, mais je n’ai pas pu taire son départ quand début 2018, enfin, j’en fus pleinement libérée.
La véritable guérison est venue en marchant vers l’inconnu que j’avais appris à diaboliser, en osant prendre les risques dont on avait voulu me protéger -souvent par sincère bienveillance-, en m’exposant à l’échec sans plus jamais le craindre, en écoutant mon intuition sans aucune preuve que j’avais juste, et en exprimant qui j’étais et ce que je voulais sans avoir honte. Au fond, le seul échec possible, c’est de ne pas essayer.
Mon EP “Dévêtue” paru début 2019 est le fruit de cette renaissance.
Mon EP Dévêtue paru début 2019 est le fruit de cette renaissance. J’ai alors monté mon propre label Lionne Records pour mener ce projet le plus librement possible. Si j’y aborde les thèmes de la sexualité et du désir, c’est parce que ces plaisirs furent ma victoire, la victoire de la légèreté, et qu’il m’a semblé urgent de la partager.
Je crois qu’on se trompe quand on considère que c’est simple d’être léger. Je crois que la légèreté résulte au contraire d’une quête intense et magnifique qui peut prendre toute la vie.
J’espère que Mai 2018 résonnera auprès de celles et ceux qui l’écoutent. Ce récit fait suite à un autre titre dans lequel je racontais les premières années de ma vie, Février 91, sorti il y a deux ans, et qui évoque certainement les premiers indices d’un mal-être naissant bien avant qu’il ne soit visible.
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