Et si le libre arbitre et l’autonomie humaine n’étaient qu’une fiction ? Un essai brillant de François de Smet, « Lost Ego, la tragédie du ‘Je suis’ », soutient que le sujet libre et responsable n’est qu’une chimère.
“Vous n’existez pas. Pas plus que l’auteur de ces lignes. Pas davantage que les éventuels individus évoluant dans votre champ de vision, en arrière-plan de ces pages, selon que vous lisiez ces lignes dans un parc, un train, une bibliothèque“. Tel est le point de vue provocant par lequel François de Smet commence son nouveau livre Lost Ego.
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Certes, affirme l’auteur, en ce moment même “un œil déchiffre ces lignes, en envoie la signification à des neurones via un nerf optique”. Pourtant vous n’existez toujours pas, et moi non plus. Car la “croyance en des personnalités fixes, déterminées, est une fiction moderne : celle du libre arbitre”. Le sujet libre et responsable, l’individu maître de ses pensées et de ses actes ? Une pure chimère, revendique le philosophe. “C’est faux de dire ‘Je pense’, on devrait dit ‘On me pense’“, écrivait déjà Arthur Rimbaud.
De Smet est connu notamment pour Reductio ad Hitlerum (Puf, 2014), dans lequel il repartait du fameux “point Godwin“, ce point de rupture qu’on atteint toujours au bout d’un moment, dans une discussion, en reliant l’argument de son interlocuteur au nazisme. L’essai montrait comment cette façon sournoise de discréditer son adversaire reste aujourd’hui une obsession, réactivée à l’heure des chats en ligne. Et comment cette obsession révèle notre incapacité à comprendre ou même admettre le mal.
C’est de là que repart aussi Lost Ego : l’abîme dans lequel l’homme est tombé avec la Solution finale reste aussi béant aujourd’hui qu’hier. Il repart des travaux de psychologues sociaux sur le conformisme et le suivisme. D’abord l’expérience du segment de Solomon Asch de 1951 : face à un groupe d’individus affirmant que tel segment est de la même taille qu’un autre, segment qu’il voit pourtant de ses propres yeux comme plus petit ou plus grand, un cobaye aura tendance à se soumettre à l’opinion du groupe dans 36,8 % des cas. Plus le nombre d’observateurs lui affirment une erreur, plus il aura tendance à s’y soumettre.
Le schéma hobbesien du Leviathan
Il y a aussi l’expérience de Stanley Milgram, en 1961 : des étudiants incités à administrer des prétendus chocs électriques à leurs semblables en cas de mauvaises réponses à un questionnaire, sous l’autorité d’un “savant en blouse blanche“. Le cerveau humain serait prédisposé à la soumission, analyse de Smet, “formaté par les millénaires d’une évolution qui a privilégié la survie des groupes les mieux organisés car les mieux adaptés à leur environnement et éprouvant davantage de confort à se ranger dans des idées et des structures favorisant l’obéissance”. La Solution finale, explique l’auteur, est une exception mettant cette disposition à mal : elle révèle “ l’opposition entre notre nature d’êtres dociles et notre culture d’êtres libres”.
Il en vient logiquement au schéma hobbesien du Leviathan, qui est aujourd’hui d’une actualité brûlante : si l’homme échange sa sécurité contre le monopole de la violence, c’est parce qu’il besoin d’un tiers pour résoudre ce conflit, ce nœud gordien de l’opposition nature-culture. “C’est donc librement qu’il met en gage son autonomie pour le confier à un Tiers auquel il va se soumettre“. D’autant plus que cet acte d’entrée sous la coupole de l’obéissance entraîne des formes de valorisation, d’estime de soi et un lien de loyauté envers l’institution incarnant l’autorité. Des pensées à méditer par nos temps troubles, où nos démocraties ont tendance à mettre à leur tête, de leur propre chef, des autocrates -Trump, Poutine, Erdogan…
François de Smet
Face à ces périls, de Smet prône d’abord ce qu’il appelle une “modestie ontologique“ : accepter, comme Héraclite, la contingence, le flux, l’instabilité comme l’essence de toutes choses, du monde autant que de soi. Faire par là son deuil de la pureté, de l’ordre, de la nécessité et du libre arbitre. “Notion relativement neuve“, le libre arbitre est né avec la modernité, cette philosophie du sujet et ce qu’il appelle notre “accoutumance à la causalité“, cette attitude à tout relier à des causes, à faire de nos actions le résultat d’actes responsables, dictés par la conscience.
Avec un doute tout schopenhauerien, et en se fondant par ailleurs sur des avancées fondamentales en neurosciences, le philosophe met à mal ces prétentions de l’homme à trouver des causes à toutes choses. Il affirme même, non sans audace, que là où Freud croyait révéler l’inconscient, continent obscur régi par les règles de la fiction, des mythes et de l’interprétation, il décrivait en fait le fonctionnement de la conscience. Celle-ci serait en fait une sorte de “construction mentale que le cerveau construit comme sas entre deux chaos : celui de nos propres neurones d’une part et celui du monde d’autre part”.
« Si le libre arbitre est un récit auto-construit, il n’y a nulle raison de désespérer »
Lost ego est un livre passionnant, aussi limpide que brillant dans son style et sa démonstration. Procédant étape par étape, l’auteur réfléchit avec le lecteur. Il bannit références et termes savants dans un effort de clarté, qui n’est en rien une vulgarisation. Ses réflexions subtiles sont, bien au contraire, dignes des plus grands penseurs du doute, de Schopenhauer à Sartre en passant par Camus. Presque chaque phrase, isolée, pourrait être un aphorisme prêtant à réflexion. Aussi de “l’hypothèse anxiogène“ à laquelle il aboutit : “l’autonomie humaine est une création, et le libre arbitre aussi. Ego, “moi, je“ est le nom de l’histoire que nous nous racontons pour refouler le caractère artificiel du libre arbitre“.
“Je“ serait donc une pure fiction. L’accepter ne serait pas pour autant sombrer dans le pessimisme :
“Si le libre arbitre est un récit auto-construit, il n’y a là nulle raison de désespérer – mais simplement occasions de penser et de créer, comme dirait Spinoza, avec une plus juste perception de nos limites.”
Il y a pourtant, rappelle-t-il en conclusion, péril en la demeure. Car l’époque reste celle “de la recherche effrénée d’identité, du ‘je’ revendiqué comme libre“. Les individus qui se radicalisent prennent ainsi appui sur une “frustration identitaire: ils se raccrochent à un récit dont ils peuvent faire partie“ (Daech), lorsqu’ils se sentent délaissés, oubliés, écartés par le récit national. Sans comprendre qu’ils ne font que suivre cette tendance naturelle de l’homme à obéir à l’Ordre, l’Un, cette Cause qui rassure. L’auteur appelle donc à un “relativisme joyeux“ et un “décentrement des esprits“.
“Qu’Ego, par la grâce de l’enseignement, de l’éducation, de la culture et de la philosophie, soit tout simplement invité sans relâche au décentrement, à la mise en perspective, à la possibilité de se mettre à la place d’autrui : telle pourrait bien être notre unique chance de ne pas nous autodétruire à moyenne échéance“.
François de Smet, Lost Ego, la tragédie du « Je suis », PUF, Perspectives critiques, 16 euros, 133 p.
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