L’autrice et réalisatrice Gabrielle Deydier s’interroge sur la notion de sororité à l’aune de l’affaire Mila.
Il y a quelques semaines, en surfant sur la plateforme de la chaîne Arte, je tombe sur le documentaire #SalePute de Florence Hainaut et Myriam Leroy. Une dizaine de femmes y parlent du harcèlement en ligne qu’elles vivent ou ont vécu. Les témoignages s’enchaînent et si hélas, on ne découvre rien, on ne peut qu’écouter avec attention ce que racontent ces femmes. Je me sens empathique et je suis particulièrement troublée par l’intervention de Nadia Daam qui me file alors la chair de poule et les larmes aux yeux. Toutefois, durant ce premier visionnage, un malaise se fait ressentir et à ce moment-là je ne sais pas encore le définir.
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Nous sommes en plein procès de ce que l’on appelle “l’affaire Mila”. Alors qu’elle avait seize ans, il y a un an et demi, Mila, qui discute de ses préférences sexuelles avec une amie, est lourdement draguée par un internaute. Ouvertement lesbienne, elle refuse ses avances et reçoit en retour des insultes sexistes et lesbophobes. Il la traite de “sale pute” et de “sale gouine”. Mila décide, par une vidéo (outil d’expression de toute une génération), d’y répondre. Si la forme est grossière, le fond est simple : il utilise l’argument religieux pour justifier de ses invectives ; elle injurie en retour son prophète tout en expliquant qu’elle vomit toutes les religions. Cette affaire, qui aurait dû rester confidentielle, prend alors des proportions inimaginables. Mila reçoit plus de 100 000 attaques dont la moitié constituent des menaces de viols, tortures et mises à mort. Alors que la nation toute entière aurait dû faire corps et défendre cette adolescente, Mila subit en plus de cela ce que l’on appelle un “victim blaming”. En bon français, cela signifie que l’on fait porter à l’adolescente Mila la responsabilité de ce cyberharcèlement. Nous sommes dans ce que l’on pourrait appeler le “oui, mais…”. On relativise.
Ce “Oui, mais…” résonne en moi depuis les attentats du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo qui a fait douze mort·e·s, onze blessé·e·s et des millions de traumatisé·e·s. Quand le hashtag #JeSuisCharlie a fait son apparition, je l’ai fait mien. Durant un temps trop court mais un temps qui a existé, il y a eu une sorte de consensus. Hélas, très rapidement les “Oui, mais…” ont pointé le bout de leur nez. Chaque année, à la date anniversaire je rappelle que “je suis Charlie”. Chaque année, le nombre de personnes qui me le reprochent augmente. Si depuis sept ans ma position n’a pas bougé d’un iota, mes contradicteur·rice·s m’accusent de me droitiser alors que de facto, je pense que c’est leur pensée qui se radicalise. Le 16 octobre 2020, c’est un enseignant, Samuel Paty, qui est décapité. Ce jour-là, je pleure. Les “Oui, mais…” apparaissent rapidement.
Mila a dû être déscolarisée et mise sous protection policière pour éviter de finir comme les susmentionné·e·s.
Pendant la promotion du documentaire #SalePute, une polémique surgit. Lauren Bastide -qui, rappelons-le, a fait du féminisme et de la sororité une signature- explique dans un post Instagram pourquoi elle n’est pas Mila. Le hic, c’est que cette dernière témoigne elle-même dans le documentaire #SalePute pour évoquer son propre cyberharcèlement. À ce moment-là, une colère m’envahit et si j’ai pour trait d’être soupe au lait, cette colère-ci ne redescend pas.
Bastide est une femme de média: journaliste passée par les presses écrite, TV et radio, elle a presque 100 000 abonné·e·s sur Instagram. Elle a de l’influence et ses propos ont un impact. Sur le réseau social, elle remercie les téléspectateur·rice·s pour le soutien qu’ils/elles lui apportent depuis la diffusion du documentaire. Elle aurait pu s’arrêter là, mais elle décide d’expliquer pourquoi elle n’est pas Mila et s’embourbe dans une série d’arguments à la fois grotesques et fallacieux.
Estimer qu’une victime est trop soutenue, c’est, à ma connaissance, inédit.
Estimer que ses soutiens sont indignes car ils seraient, de facto, racistes et islamophobes, c’est au mieux naïf, au pire diffamant.
Estimer qu’il y a de meilleures victimes à défendre et citer dans ces personnes-là ses amies et collègues, c’est ce que j’appelle un délit d’entre-soi bourgeois et nauséabond.
J’avoue toute mon incompréhension face à ce paradoxe: une journaliste témoigne, dans un documentaire sur le cyberharcèlement, de son propre harcèlement, et explique dans un post sur Internet qu’il y existe de bonnes et de mauvaises victimes en se positionnant comme celle qui définit qui sont ces bonnes et mauvaises victimes. Visiblement, les bonnes victimes sont de sa caste. Les mauvaises, fussent-elles mineures, n’entrent absolument pas dans ses critères. Comment une femme influente de quarante ans peut-elle à ce point rabaisser une lycéenne déscolarisée ?
Je ne cesse de me demander si Bastide a l’intention de clouer au pilori ses “sœurs” accusées de débordement. Va-t-elle évoquer la délicate affaire Louie Media (dossier paru dans Télérama), les diverses casseroles que collectionne Caroline de Haas (les enquêtes dans Le Point) ou bien encore l’affaire Benbassa (à lire sur Mediapart)? Bastide a agi comme une influenceuse, pas comme une journaliste féministe. Ses soutiens n’existent que parce que cette affaire est à la fois clivante et stigmatisante, et que défendre Mila implique un coût social probable -puisqu’on fait porter à l’ensemble de ses soutiens des accusations de racisme et d’islamophobie. Par ailleurs, les réseaux sociaux recréent ce que Norbert Elias appelait “la société de Cour” et une flatterie égotique inutile.
Je finirai par rappeler que :
13 des 100 000 harceleur·se·s ont été condamné·e·s ;
10% des élèves ont déjà été cyber harcelé·e·s ;
En 2020, on note une augmentation de 26% des agressions en ligne.
Ce texte a été publié dans la newsletter de Cheek du 23 juillet 2021
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