Avec La Saison des femmes, la réalisatrice indienne Leena Yadav signe un film féministe d’une beauté éclatante, aux couleurs saturées et au rythme effréné. Rencontre.
En Inde, dans un petit village reculé de l’état du Gujarat, les femmes mènent des vies de chien. Rani est veuve et condamnée à s’occuper de sa belle-mère, une espèce de momie impotente qui passe ses journées allongée. Lajjo, elle, encaisse tant bien que mal les coups de son infâme mari, alcoolique, violent et, évidemment, tout sauf sexy. Bijili, danseuse de charme pour les hommes du coin, est contrainte de se prostituer pour conserver les faveurs de son patron. Plombant, le film de Leena Yadav? Loin de là.
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Pour son troisième long-métrage, la réalisatrice indienne plante sa caméra au milieu du désert et y observe le monde, auquel elle envoie un message d’espoir puissant. À travers ses personnages, auxquels elle insuffle l’énergie communicative de modifier leur destin, Leena Yadav signe un film effrontément optimiste et viscéralement féministe. A la violence et la noirceur de situations terribles, parfois insoutenables, elle oppose une tendresse infinie et une joie inouïe, magnifiquement retranscrites par une bande d’actrices scotchantes. Sous la véranda d’un hôtel parisien, on a rencontré Leena Yadav pour débriefer l’un de nos coups de cœur ciné de ce début d’année.
Les personnages de ton film sont inspirés d’histoires vraies, racontées par des femmes que tu as rencontrées en amont du tournage. As-tu été surprise d’entendre ce genre d’histoires, ou savais-tu que ça existait?
J’avais déjà entendu parler d’histoires comme ça, de mariage forcé ou de femmes battues par leur mari. Mais, c’est bien connu, on a toujours envie de croire que cela n’arrive pas chez nous. Du coup, la vraie révélation, je l’ai eue quand je suis revenue à Bombay, quand j’ai compris que ces histoires-là arrivaient aussi dans ma ville. Ensuite, quand j’ai envoyé mon scénario à mes amis à travers le monde, ils m’ont à leur tour rapporté des histoires similaires en provenance de chez eux. C’est là que j’ai réalisé à quel point ce film devait exister. Dans La Saison des femmes, je montre un petit village où il n’y a pas d’éducation, pas d’information, mais la même chose arrive dans des sociétés plus éduquées et progressistes. Nous avons appris à nier ce qui arrivait derrière les portes fermées, comme le viol et la violence domestique en général. Ces choses qui ne sont jamais rapportées, qui restent des secrets de famille.
“Je ne m’attendais pas du tout à rencontrer le genre de réactions que j’ai eues en Suède par exemple, que l’on considère comme un pays exemplaire en termes de droits des femmes.”
Mais l’Inde possède une image particulièrement mauvaise en ce qui concerne les droits des femmes, non?
Souvent, dans les interviews, on me demande si La Saison des femmes reflète ce qui se passe en Inde. Je réponds toujours que non, que c’est ce qui se passe dans le monde entier. Je ne m’attendais pas du tout à rencontrer le genre de réactions que j’ai eues en Suède par exemple, que l’on considère comme un pays exemplaire en termes de droits des femmes. Mais la réalité est toujours différente des projections. Nous avons en Inde le mariage forcé des enfants, mais en ce qui concerne les grossesses adolescentes, d’autres pays ne sont pas en reste. Dans les deux cas, c’est la même histoire: celle d’une jeune fille qui porte le fardeau d’une responsabilité qu’elle n’est pas prête à endosser. On peut se sentir plus léger en se disant que ça n’arrive pas chez nous, mais la question qui vient ensuite, c’est: “Comment, en tant qu’êtres humains, autorise-t-on ce genre de choses, même si c’est à des kilomètres de chez soi?”
© Pyramide distribution
En tant que réalisatrice, as-tu été sujette au sexisme en faisant ce film? J’ai lu que certains villageois se sont opposés à ce que tu tournes chez eux car tu étais une femme.
Pendant la phase des repérages, nous essayions d’expliquer dans certains villages que nous allions revenir avec une équipe de cinquante ou soixante personnes pour tourner le film et certains me demandaient si, du coup, plus de femmes “dans mon genre” allaient venir. Ils craignaient que les femmes du village ne soient “corrompues” en voyant qu’une femme pouvait être la personne en charge de toute une équipe. Il y avait donc une volonté de faire de la rétention d’information en se disant que, si les femmes ne me voyaient pas, elles resteraient soumises aux hommes. Mais le problème, c’est qu’aujourd’hui, personne ne peut arrêter l’information. L’arrivée du téléphone portable a tout changé.
“On a beau être le pays du Kamasutra, on n’a pas le droit de montrer des scènes de sexe au cinéma.”
Quid de la censure, La Saison des femmes est-il distribué en Inde?
On compte le sortir là-bas en juin, on doit toujours passer le cap de la censure mais je suis très optimiste, j’ai besoin de croire que nous sommes dans un monde moderne, et qu’il y a une certaine ouverture sur les choses. Il n’y a pas encore de film en Inde qui montre la nudité comme le mien, mais il faut bien une première fois à tout! On a beau être le pays du Kamasutra, on n’a pas le droit de montrer des scènes de sexe au cinéma. Tout cela se passe dans un déni total du monde dans lequel nous vivons, où l’information est à portée de clic. Du coup, si un réalisateur ne veut pas que son film soit censuré, il le met sur le Web. La censure, comme le sexisme, sont les conséquences d’un besoin de contrôle. C’est ce même besoin qui, à mon sens, donne lieu à une régression à travers le monde. Qu’il s’agisse de politique américaine ou de censure en Inde, les gouvernements s’accrochent aux normes et aux traditions car ils sentent qu’ils n’ont plus assez de prise sur les choses.
La plupart des hommes sont dépeints d’une manière très dure dans le film: ils boivent, battent leurs femmes, ne s’intéressent qu’à l’argent… Pourquoi avoir imaginé de tels personnages de salauds?
Pour moi, ce sont des victimes. Ce ne sont pas eux les méchants, mais plutôt toutes ces normes que nous avons acceptées sans les questionner. C’est très difficile d’être le mari de Lajjo dans une société où tu es censé être un homme fort, puissant. Sa colère provient de là. Dans ce film, je voulais aussi aborder le fait que les hommes ont autant besoin de guérir que les femmes. Eux aussi sont coincés dans des stéréotypes et des rôles qu’ils pensent devoir jouer. Il faut combattre ce conditionnement.
“Dans les villages que j’ai visités pour les repérages, ce sont les jeunes générations qui avaient un problème avec moi.”
Ce conditionnement, dans le film, affecte aussi les jeunes générations. Le fils de Rani en est d’ailleurs un exemple assez désespérant…
Absolument. Dans les villages que j’ai visités pour les repérages, ce sont les jeunes générations qui avaient un problème avec moi. Ces générations ont été éduquées et sont allées en ville. Là-bas, ces jeunes hommes ont vu des femmes émancipées et ont pris peur alors, en revenant, ils ont décrété qu’il valait mieux conserver les traditions. C’est pour ça qu’à mon sens, l’éducation académique n’est qu’une partie de la solution. Afin qu’il ne se propage pas à l’ensemble de la société, c’est au sein de la famille qu’on doit d’abord lutter contre le conditionnement.
© Pyramide Distribution
Dans l’une des scènes, le personnage de Rani soigne les blessures infligées à Lajjo par son mari. Cette scène, d’une grande tendresse, bascule tout doucement vers quelque chose de plus sensuel, quasi érotique. Quelle était l’idée de ce passage?
C’est une scène qui reste ouverte à l’interprétation de chacun mais, ce que je voulais, c’était parler du toucher. En tant que cinéaste, je veux mettre en avant le besoin que nous avons d’utiliser ce sens. Car il me semble que nous sommes de plus en plus isolés, et que nous avons du même coup cessé de nous toucher les uns et les autres. Dans le film, le personnage de Lajjo reçoit tellement de coups que son sens du toucher s’est inhibé. Rani, elle, n’a pas accès au toucher dans sa vie, et ce sens est au contraire chez elle complètement exacerbé. Quand nous avons tourné cette scène, j’ai vu les deux actrices devenir sous mes yeux des sœurs, des mères, des amantes. Ce moment explore à mon sens de très nombreux aspects de la féminité.
“Depuis mon enfance, j’ai été témoin de ce phénomène qui oppose les belles-mères et leurs brus.”
Avant de devenir des alliées, les femmes de ton film sont presque leurs pires ennemies entre elles. Pourquoi?
C’est encore une fois lié aux rôles que nous jouons sans nous en rendre compte. Depuis mon enfance, j’ai été témoin de ce phénomène qui oppose les belles-mères et leurs brus. On attend d’elles qu’elles soient des ennemies et ce dans la plupart des sociétés du monde, pas seulement en Inde. Avant même de se connaître, elles se sentent déjà menacées l’une par l’autre. Dans le film, lorsque Rani voit que son fils est malheureux, elle s’en prend à sa belle-fille. Elle ne réalise qu’ensuite qu’elle est en train de perpétuer ce qui lui est arrivé dans sa propre vie. C’est un cercle vicieux, et il faut que cela cesse.
Propos recueillis par Faustine Kopiejwski
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