A moins de les égorger, que faire des “relous” qui, chaque jour, nous pourrissent la vie ? Comment supporter les emmerdeurs, les harceleurs, les caractériels, les raseurs, les gonfleurs, les rabat-joie chroniques, les petits et grands chieurs, les pisse-froid ? Comme le souligne Frédéric Joignot dans son réjouissant essai L’Art de la ruse, nous n’avons pas […]
Plutôt que de se faire emmerder par tous les chieurs qui nous entourent, plutôt que de leur faire la guerre, Frédéric Joignot défend dans un essai vif et intelligent, un “art de la ruse“, comme stratégie de pacification avec les autres.
A moins de les égorger, que faire des “relous” qui, chaque jour, nous pourrissent la vie ? Comment supporter les emmerdeurs, les harceleurs, les caractériels, les raseurs, les gonfleurs, les rabat-joie chroniques, les petits et grands chieurs, les pisse-froid ? Comme le souligne Frédéric Joignot dans son réjouissant essai L’Art de la ruse, nous n’avons pas d’autre choix que “d’accepter la dure loi de la vie sociale“, c’est-à-dire s’accommoder de la présence de ces parasites tenaces. Il faut apprendre, pragmatiquement, à cohabiter avec eux, même dans la peine. Comme si l’acceptation de nous-mêmes n’était pas déjà une tâche épuisante en soi ! Double épreuve, donc.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Sans avoir besoin de mener une enquête ethnographique poussée, ou de manipuler quelques études statistiques mesurant le pourcentage des chieurs dans nos vies, Frédéric Joignot se contente d’un constat empirique, né d’une simple observation flottante autour de soi : dans leur grande variété, les emmerdeurs volent, il est vrai, en escadrille. Leur spécificité, qui est la marque de leur génie vicieux, est qu’ils “ne laissent jamais la vie s’écouler joyeusement, la sympathie reprendre le dessus, l’empathie s’installer“.
Avec eux, “l’embrouille, le duel, la satisfaction maniaque, le Je irrité l’emportent toujours“. Ils bafouent ainsi les règles minimums du savoir-vivre, dégradent les relations familiales, détériorent les rapports confraternels. “Ils s’installent dans une longue crise de nerfs, une scène de ménage perpétuelle“. Chaque lecteur y retrouvera forcément ses petites aigreurs, voire ses grands traumatismes ; tout cela est familier et vécu par tous, c’est notre condition.
Ce que suggère Frédéric Joignot, qui semble quand même en connaître un gros rayon en termes de fréquentation d’emmerdeurs, c’est que plutôt que de se contenter de les rejeter et de leur faire la guerre, de les trancher même, il est possible de les prendre à leur propre piège, pour les mettre hors d’état de nuire aux autres, et parfois s’épargner eux-mêmes. A l’horizon imparable de l’affrontement et de la guerre permanente, l’auteur oppose un savoir, qu’il définit d’abord comme un “savoir-vivre”. Ce dernier relève d’une connaissance avisée de “l’art de la ruse”, vieille tradition de pensée qui remonte aux origines de la philosophie elle-même, grâce à laquelle les gonfleurs et casse-couilles se neutralisent, ou mieux, se soignent. Frédéric Joignot entre ici “dans le domaine compliqué et stratégique de la ruse philosophique et de l’art de vivre avec les emmerdeurs”, afin d’essayer “de les corriger, les amender, les émender, les métamorphoser, les pacifier”.
Car il n’y a que la ruse pour déjouer l’emmerdeur. Le reste, c’est-à-dire le conflit larvé, est perdu d’avance. Personne n’arrive jamais à amadouer un caractériel de front. “Prodiguez-lui des conseils, vous le braquez ; faites-lui une critique justifiée, vous froissez son orgueil ; n’essayez pas de le raisonner, sa raison le rend fou“, écrit l’auteur, aussi lucide que généreux dans sa volonté de dépasser sa froide lucidité. “Pour espérer enrayer et changer un pénible, vous devez ruser”, c’est-à-dire “passer par la bande, secouer un leurre pour dévier ses coups de tête, changer l’aiguillage de sa locomotive mentale, détourner l’énergie destructrice déployée“.
Le programme, politique autant qu’affectif, de l’auteur se défend de tout idéal de réconciliation, préférant prendre acte de l’hostilité constante entre les hommes. Mais plutôt que de se plier à la triste loi de l’aigreur humaine, il cherche à lui trouver une parade, c’est-à-dire une sortie heureuse, une voie étroite, stratégique, entre la guerre et la paix. C’est en quoi l’essai de Joignot ressemble à une sorte de traité diplomatique, consistant à “imaginer une ruse pour alléger l’ambiance, amadouer un teigneux, sortir d’une scène de ménage, fléchir un emmerdeur“. Le choix des mots – amadouer, fléchir – n’est évidemment pas anodin ; il éclaire le sens d’une démarche, droite et juste, complexe et risquée.
L’auteur défend ainsi son livre comme un vrai “traité de survie en milieu hostile“, comme un “manuel de pacification dans un monde colérique“. Mais, à rebours d’un traité de développement personnel, présentant des conseils un peu mécaniques sur la façon de se comporter, le livre traverse un riche pan de l’histoire de la pensée, depuis la tradition de la pensée habile grecque rompue à la “mètis“ (ruse de l’intelligence) et la sagesse stoïcienne, jusqu’au vaste courant de la psychologie stratégique contemporaine, en passant par les récits de mutation, traités de stratagèmes de la pensée chinoise, ou les récits littéraires mettant en scène des rebelles et des fripons (Chat botté, Hansel et Gretel, Till l’espiègle…).
La ruse reste d’ailleurs associée, dans l’imaginaire dominant, à la vie de ces héros malicieux, farceurs, joueurs de tours. L’astuce, la feinte et la fourberie continuent à former dans nos esprits les motifs principaux de la ruse. Comme une qualité finalement négative, mal aimée des vertueux, des honnêtes et des sincères, pour qui la ruse n’est que le signe d’une volonté de puissance, indigne de la raison (même si Hegel parlait de la “ruse de la raison“ pour cadrer sa philosophie de l’histoire).
Or, comme le démontre Frédéric Joignot, avec brio, et beaucoup d’humour (malicieux, pour le coup), la ruse reste avant tout “un art oratoire stratégique“. Ce vaste domaine qui “relève de la philosophie pratique, autrefois appelée sagesse, pragmatique, savoir-vivre“, possède une longue histoire. C’est elle qu’il raconte dans son récit, offrant plus d’un tour dans un vrai sac à malices. Ce que démontre le livre, c’est qu’il faut compter, depuis Sénèque au moins, sur le pouvoir de germination de l’esprit.
Le lecteur pourra ainsi puiser dans sa collecte un paquet de ruses à la mesure de ses moyens et apprendre, par exemple, grâce au psychologue Erik Erikson, à induire des changements concrets au cœur d’une relation bloquée, ou grâce au Livre des 36 stratagèmes et à L’art de la guerre de Sun Tzu, à désamorcer les combats, calmer les obsessions, dérouter les fâcheux. Et surtout “les aider à changer, en vue de profiter, par la suite, avec eux, d’un présent pacifié et fertile“.
Si chacun d’entre nous ruse avec plus ou moins de philosophie et de savoir-faire pour vivre en paix, en mobilisant des ressources internes diffuses, les conseils avisés de tous les auteurs cités dans le livre seront plus utiles encore. Comme le démontrèrent les historiens de la Grèce antique, Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, dans Les ruses de l’intelligence, la mètis des Grecs, les hommes rusés triomphent toujours de leurs adversaires en se rendant insaisissables, changeants, mobiles. La souplesse, en somme, reste une stratégie décisive pour déjouer les chieurs. On peut aussi, à la lumière de Jankélévitch, se tourner vers l’ironie. Le philosophe suggère que “la volonté ironique, évitant de heurter de plein fouet, par un blâme direct, la volonté adverse, l’induit à se vouloir elle-même abolie“. Ironiser, c’est donc “tourner l’obstacle“.
Quelles que soient les ruses pratiques et dialectiques choisies par les pacifistes contrariés par les chieurs, toutes servent un même dessein, explique Joignot : “restaurer l’art de la conversation débridée, amicale, progressive, philosophique“. Ruser, ce n’est que cela, au fond : se raccrocher à un horizon dialectique, qui fait de la parole et de la relation un jeu réparateur, une voie d’accès à la conscience, même malheureuse. Ruser, c’est “rétablir une parole perdue, adoucir les mœurs, dépathologiser l’amour“. Et si les sceptiques et les cyniques pourront toujours moquer cette volonté de pacification détournant les codes classiques de l’affrontement, il nous semble, avec Frédéric Joignot en guide perspicace et malin, que l’art de la ruse, mobilisant des ressorts invisibles en chacun d’entre nous, s’impose comme un savoir-faire précieux dans notre époque acrimonieuse.
Jean-Marie Durand
Frédéric Joignot, L’Art de la ruse, pour vivre en paix avec les autres (TohuBohu, 336 p, 20 €)
{"type":"Banniere-Basse"}