Le Punk a 40 ans, et Caroline de Kergariou en fait le récit circonstancié dans un essai imposant et très documenté, « No Future, une histoire du Punk ».
Si les Sex Pistols n’en avaient probablement pas rêvé (d’ailleurs à quoi rêvaient-ils vraiment ?), le punk fait aujourd’hui l’objet d’études savantes. Il n’y a pas que les anciens complices de la scène punk qui confient leurs souvenirs ; des historiens s’en emparent comme d’un objet décisif pour comprendre, à travers les empreintes qu’il a laissées dans l’imaginaire culturel et les pratiques sociales, le monde contemporain. Le nouveau livre de Caroline de Kergariou, No Future, une histoire du punk (Perrin) documente admirablement toute l’histoire de ce mouvement, de ses origines à ses descendances.
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A la fois archéologie fine et analyse poussée de ses ressorts, de ses figures, de ses facéties, de ses faits d’armes oubliés, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, en France et ailleurs, l’essai imposant revient de manière exhaustive sur cette époque « avec un regard impartial » : une impartialité, conditionnée par quarante ans de recul, mais qui ne sacrifie pas pour autant l’engagement d’une écriture habitée par les souvenirs incarnés d’une histoire traversée. Aujourd’hui scénariste et auteur pour la radio (elle a reçu en 2015 le prix SACD pour l’ensemble de son œuvre radiophonique), Caroline de Kergariou observe, comme un fait marquant et rare, que le punk a eu énormément de répercussions, alors même qu’il fut « un phénomène si court et ressenti comme marginal à l’époque ». Le mot Punk lui-même “continue au fil des années à désigner des musiques, des attitudes et des mouvements fluctuants“. A tel point que tout le monde, ou presque, s’autorise désormais à se revendiquer punk dès lors qu’il affiche une posture vaguement rebelle, même si elle ne fait pas illusion.
Une « tornade libératrice qui emporte avec elle les remugles d’un monde vieilli »
Mais par-delà les effets de récupération d’un mot, vidé de son sens originel, l’auteur rappelle surtout les épisodes d’une épopée qui sauva la vie de beaucoup de jeunes paumés au milieu des années 1970, notamment au Royaume-Uni, seul grand pays qui n’avait pas connu l’agitation d’étudiante en 1968. Daniel Darc parlait par exemple du punk comme “d’une lumière qui s’est brusquement allumée dans sa vie grisâtre“. C’est cette “tornade libératrice qui emporte avec elle les remugles d’un monde vieilli“ que raconte l’auteur avec précision, en mobilisant de nombreuses ressources documentaires, en consignant tous les épisodes de cette histoire, en amont (y compris les premiers festivals à Mont-de-Marsan en 1976) et en aval (les héritages multiples).
Ce qui domine dans le livre, structuré de manière chronologique, des prémices et du protopunk de Cleveland à l’année 76, de l’année 77, centrale, à la mort du punk en 78-79, des années 80 au style punk…, c’est cette idée selon laquelle “le punk est beaucoup plus sérieux qu’il n’y paraît“. Masqué derrière son amour de la provocation, “le punk constitue la réponse d’une génération à un monde usé, dont l’arrogant modèle économique s’est fracassé sur le choc pétrolier de 1974 et dont même les contre-valeurs (militantisme et révolution) n’ont plus aucun sens pour elle“. Cette génération, c’est la “Blank Generation“ (la génération vide), chantée par Richard Hell.
Richard Hell fut peut-être le premier vrai punk
Si God save the Queen et Never Mind the Bollocks restent les œuvres phare du punk anglais, ce titre, moins populaire, mais plus fort, cinglant, émouvant, Blank Generation, en incarne tout autant l’esprit. Sorti en 1977 aux Etats-Unis, ce single contient, par-delà l’électricité mélancolique de sa mélodie, tout ce que le punk signifie alors pour une génération vide emportée par ses flots. Grand, pâle, cerné, coiffé en pétard, magnétique, Richard Hell fut peut-être le premier vrai punk ; dès 1974, il porte un cuir noir bon marché, des tee-shirts déchirés, rafistolés vis des épingles à nourrice. Avec les Ramones et Television, quelque chose s’échafaude au CBGB à New York, où il traîne alors. Après avoir joué avec Television, il crée un autre groupe The Voidoids ; sur scène, il aimante le public. Le futur manager des Sex Pistols Malcolm McLaren le repère et avoue dans le livre Please kill me de Legs McNeil et Gilian McCain (éditions Allia, 2006) qu’il lui a tout inspiré : “Je trouvais Richard Hell tout bonnement incroyable. J’avais là un type complètement déconstruit qui avait l’air de sortir à l’instant d’un égout, l’air couvert de vase, l’air de ne pas avoir dormi depuis des années, l’air de ne pas s’être lavé depuis des années, et l’air de quelqu’un dont personne n’a rien à secouer. Un mec crado, couvert de cicatrices, lessivé, dégoûté, magnifique avec son tee-shirt déchiré. Ce look, l’image de ce mec, ces cheveux hérissés, tout, il n’y avait aucun doute que j’allais importer ça à Londres. En m’en inspirant, j’allais imiter ce style et le transformer en quelque chose de plus anglais“.
Richard Hell le reconnaît lui-même dans son autobiographie (I dreamed I was a very clean Tramp, 2013) : “Notre apparence et notre attitude étaient chargées de colère, de dégoût – sentiments que l’on transcrivait dans des morceaux comme Blank generation et Love comes in Spurts, aux antipodes de All you need is love“. Il chante la tristesse d’une génération, dont nous sommes les héritiers : “A 4 ans je pensais que le monde n’était que joie / Enfant je jouerais, juste créerais le jour / Comme je le voyais à ma façon / Mais le temps passe / Et nous dénude jusqu’à l’os / Les vents infestés de misère / Nous apprennent qu’on est Seul dans ce monde / On apprit à voir toute la corruption et l’avidité / Tout est haine, tout est douleur, alors Un toast pour la fin de notre innocence / Un toast pour une génération vide (…) »
« Le mauvais goût et la provocation élevés au rang des beaux-arts »
Comme le note Caroline de Kergariou, si la génération des soixante-huitards “était menée par un idéal, changer le monde, par la violence si nécessaire“, leurs cadets “ne croient plus en rien, pas même en la survie du punk“. Si on reprend le flambeau de la contestation, « c’est avec des armes bien différentes : le mauvais goût et la provocation élevés au rang des beaux-arts ». La provocation se manifeste le 27 mai 1977 en Grande-Bretagne avec la révélation du single God save the Queen à la radio. Johnny Rotten hurle : “Dieu bénisse la reine Elle n’a rien d’un être humain ; Il n’y a pas de futur, Dans le pays féerique d’Angleterre, Qu’on ne te dise pas ce que tu veux, Qu’on ne te dise pas ce dont tu as besoin, Il n’y a pas de futur !, Il n’y a pas de futur, Il n’y a pas de futur pour toi“. Les mots insolents et les sons fracassants constituent l’un des plus grands détournements de l’histoire des hymnes nationaux.
Si une autre messe est dite avec God save the queen, c’est aussi qu’un autre rêve anglais émerge dans le ciel sombre d’un pays où une grande part de la jeunesse s’ennuie : ce rêve insiste “sur le fait de vivre un présent hyper intensif », explique le journaliste anglais Jon Savage dans son célèbre livre England’s Dreaming (Allia). La jeunesse anglaise éprouve le sentiment partagé d’une existence bloquée, d’une désolation qu’aucun signe apparent n’arrive à atténuer, d’un étouffement dont personne ne devine la libération possible, jusqu’au surgissement du mot « punk ». Beaucoup se retrouvent, par-delà les différents degrés de marginalité, dans ce geste réactif inauguré par les Sex Pistols : « des stylistes de banlieue, des victimes de Bowie, des adolescents fugueurs, des radicaux endurcis des années 60, des gays hommes et femmes, des artistes, des poupées de discothèques, des criminels, des drogués, des prostituées de toutes les confessions, des hooligans, des intellectuels, des obsédés du gros beat, des parias de toutes les classes sociales ».
Le travail historiographique de Caroline de Kergariou impressionne à son tour par le souci de documenter aussi largement, à la fois dans le temps (quarante années traversées) et l’espace (le punk dans le monde entier) un mouvement musical et culturel moins potache que plein de panache. Dont nous ne sommes pas sortis, tant il hante encore nos nuits, dévorées par le feu.
Caroline de Kergariou, No Future, une histoire du punk (Perrin, 656 p, 27 €)
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