Avec Kiss And Cry, en salles le 20 septembre, Lila Pinell et Chloé Mahieu explorent la construction de l’identité à l’adolescence, dans le milieu très féminin et très fermé du patinage artistique de compétition. Interview.
Sarah a 15 ans, la passion du patin à glace et une certaine envie d’indépendance. De retour à Colmar, où elle pratique en compétition, elle se heurte aux rivalités, à la rudesse de l’entraînement et à ses propres envies adolescentes. Tourné avec les patineuses de l’équipe de Colmar, le film joue à la fois sur les codes du documentaire et de la fiction. Et explore, grâce à la spontanéité de ces jeunes filles, les relations d’amour et de conflit entre adolescentes, la découverte de la sexualité, l’opposition au monde des adultes, bref, la construction d’une identité. Réalisé par Lila Pinell et Chloé Mahieu, Kiss and Cry était présenté en sélection ACID ce lundi à Cannes, où il sera de nouveau projeté le 26 mai avant de sortir en salles à l’automne 2017. L’occasion de poser quelques questions à Lila Pinell.
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Pourquoi ce choix de se placer à la limite entre le documentaire et la fiction?
Chloé Mahieu et moi avons réalisé plusieurs documentaires, on vient de là. Généralement, c’étaient des films centrés sur les personnages, sans voix off, sans entretien, très cinéma direct. Du coup, nécessairement, on y mettait beaucoup de choses en scène pour éviter d’avoir à recourir à des artifices de narration. Un film après l’autre, on a avancé vers toujours plus de mise en scène, d’interventionnisme, et cela nous a naturellement menées à la fiction -en se servant toujours du réel.
“Pour faire le film, on a recueilli plein de témoignages de jeunes, en général dans le milieu du sport de haut niveau, mais aussi un peu autour.”
Est-ce que tourner avec des “vraies” filles apporte une spontanéité particulière dans le tournage? (Ndlr: Seule Dinara Droukarouva, qui joue la mère de Sarah, est actrice professionnelle)
Nous avions un scénario écrit pour chaque scène, les acteurs savaient dans quelle direction ils devaient aller, mais tout est improvisé: les personnes ont joué avec ce qu’elles sont. Nous ne disions pas non plus aux équipes ce qu’elles allaient tourner -en fait, on n’en disait pas plus que dans un documentaire, pour garder cette énergie. Et finalement, le film est provoqué par le réel, par les personnalités de chacun, leurs interactions. Avoir des actrices qui ne sont pas des professionnelles apporte quelque chose, en cela qu’elles jouent le rôle dans lequel on veut les guider, mais qu’elles ont été choisies pour ce qu’elles sont dans la vie, parce que l’on sait comment elles appréhendent les choses.
Chloé Mahieu et Lila Pinell © UFO Distribution
Une scène vous a-t-elle particulièrement surprises?
La scène “Snapchat”, où Sarah et ses copines envoient des images d’elles dénudées à un copain. Ce que l’on avait prévu, et qui est visible, c’est que toutes les filles se prennent au jeu, sauf une. Celle-là est un peu la caution raisonnable, celle qui s’agace de voir ce que font ses copines. C’était l’une des premières scènes que l’on ait tournées, et en voyant comment cela s’est passé, on s’est dit “ok, notre méthode va marcher”. On a eu le sentiment que c’était totalement ce que l’on attendait, et en même temps on a été hyper surprises par la spontanéité des filles, par la façon dont elles se sont appropriées le scénario: à la fin de cette scène, notamment, Sarah reçoit un texto avec la bite du mec. Ce n’était pas du tout prévu, c’est Sarah (Ndlr: Bramms, l’actrice) qui l’a ajoutée. En fait, au moment de jouer, elle en a dessinée une à la va-vite sur son portable. Et puis elle a commencé à crier, à la montrer à ses copines… Et toutes étaient là, à se marrer. Nous, on ne s’y attendait pas, on ne savait même pas ce qu’elle leur montrait!
Comment est venue l’idée de cette scène?
Pour faire le film, on a recueilli plein de témoignages de jeunes, en général dans le milieu du sport de haut niveau, mais aussi un peu autour. Il y avait eu une histoire un peu marquante à Colmar, dans leur lycée, où l’on avait vu passer des images comme ça. Et puis nous, avec Chloé Mahieu, on se disait “à notre époque, quand on était ados, on n’avait pas de portable, ça n’allait pas aussi vite”. Mais toutes les deux, sans se connaître, on s’était chacune fait des trips à se prendre en photo seins nus ou ce genre de trucs, parce qu’à l’époque, on pensait que ce serait stylé. Alors qu’en fait, quand on retourne voir ça, on se rend compte que c’est un peu glauque. C’est un peu la même chose aujourd’hui, les filles le font de façon légère, sans penser que ça peut déclencher la troisième guerre mondiale.
Dans quelle mesure les nouvelles technologies te semblent-elle modifier la construction des adolescents? Créent-elles une pression particulière sur les jeunes filles?
Je ne pense pas que ça modifie tellement la construction adolescente. Il y avait des équivalents, d’autres moyens de construction à notre époque. La principale différence, c’est que tout est beaucoup plus rapide, exposé à beaucoup plus de gens, et que cela doit être particulièrement difficile à gérer lorsqu’il y a des dérapages. Mais l’esprit reste le même: quelque chose de léger, d’insouciant.
© UFO Distribution
Le jugement est très présent, qu’il soit exercé par les camarades ou les adultes sur Sarah, ou qu’elle-même juge ses amies, lorsqu’elle les fait fumer pour la première fois. Cela te semble constitutif de ce qu’est l’adolescence?
Ni Chloé ni moi n’avons fait de sport de haut niveau, mais on a aussi été adolescentes, et cette question de jugement, c’est quelque chose que l’on ressent beaucoup à cet âge. D’où cette façon de se parler, entre Sarah et ses amis, qui est assez brutale, assez explosive. Avec sa soeur, sa mère, c’est la même chose: elle est dans la confrontation tout le temps. C’est un élément qu’on avait constaté, et que l’on avait envie de montrer.
Pourquoi ce titre, Kiss And Cry?
Le “kiss and cry”, il faut le dire à la française, c’est l’endroit où, après avoir terminé un programme, les patineurs attendent les résultats donnés par le jury. C’est un lieu propre à l’environnement dans lequel le film évolue. Et que tout le monde nomme avec un gros accent français.
Qu’est-ce que cela change d’être deux réalisatrices plutôt qu’une?
C’est plus marrant à faire: on se partage la tension, la pression, ça rend les choses plus légères. Chloé Mahieu et moi avons commencé à travailler ensemble en 2009, pour Arte, avec un film sur l’amour chez les catholiques intégristes. Comme on fonctionne bien ensemble, ça va assez vite. Et puis, être deux nous permet aussi de discuter sur certains points dont on n’est pas sûres. Cela ne nécessite pas de passer par des compromis, ce n’est pas l’idée, mais ce sont ces discussions qui nous permettent d’avancer.
Propos recueillis par Mathilde Saliou
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