Une équipe de huit jeunes filles kirghizes, âgées de 18 à 24 ans, construit depuis 2018 un satellite pour démonter les préjugés sexistes de ce pays centrasiatique. Reportage.
“Pourquoi vous vous embêtez les filles? Dans tous les cas, ce sont les garçons qui gagneront.” Même si cela fait six ans, Aidana Aidarbekova se rappelle encore cette phrase, glissée en ricanant par son enseignante alors qu’elle préparait un concours national de mathématiques. “C’est peut-être à ce moment-là qu’ils ont semé une graine en moi, cette idée que les filles ne sont pas faites pour les sciences,” estime-t-elle aujourd’hui.
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La jeune femme de 20 ans a grandi à Bichkek, la capitale du Kirghizstan, un pays musulman laïc situé entre le Kazakhstan et la Chine. Dans cette ancienne république soviétique où les femmes sont avant tout des mères et des filles, Aidana Aidarbekova et ses amies tentent de faire changer les mentalités, en passant par un chemin original: celui des études spatiales. En effet, depuis mars 2018, leur petite équipe entièrement féminine construit le premier satellite kirghiz.
La conquête spatiale à portée de main
Les huit participantes, âgées de 18 à 24 ans, n’avaient aucune connaissance dans l’industrie spatiale quand elles ont rejoint le programme fondé par Kloop, un des seuls médias indépendants du pays. À la pointe dans les nouvelles technologies, le pure player couvre depuis 2007 des sujets brûlants comme la corruption ou les violences faites aux femmes. “On organisait déjà des cours de code avant le programme spatial, mais à chaque fois, il n’y avait que des hommes qui participaient”, regrette Bektour Iskender, le co-fondateur de l’ONG. C’est lui qui a eu l’idée de lancer ce programme spatial, ouvert à toutes les femmes quel que soit leur profil.
En 2016, lors d’une conférence à Vancouver au Canada, le trentenaire a rencontré Alex MacDonald, conseiller à la NASA, qui lui a parlé de nouveaux nanosatellites faciles et bon marché à construire. Ce type de modèle est privilégié par les chercheurs amateurs et les universités. Grâce à des entreprises qui envoient ces petits satellites en orbite depuis les États-Unis, la conquête spatiale n’a jamais été aussi accessible. C’est exactement ce type de modèle que l’équipe de l’auto-proclamé “programme spatial kirghiz” compte envoyer dans l’espace en 2021: il s’agit d’un modèle d’environ un kilo appelé CubeSat. Dans le petit bureau du centre de Bichkek, un modèle taille réelle imprimé en 3D trône déjà sur le bureau d’Aidana Aidarbekova. “À la fin, ça va ressembler à ça,” s’exclame-t-elle fièrement en montrant le cube en plastique orange de 10 cm sur 10 cm. Une fois en orbite, l’objet devrait pouvoir prendre des mesures de températures, de champs magnétiques ou de mouvements. Des fonctions plutôt simples, mais un premier pas nécessaire pour Bektour Iskender. “C’est la première étape de la création d’une industrie spatiale au Kirghizstan, explique-t-il, peut-être qu’un jour le pays sera connu pour nos satellites.”
300 000 euros de budget
“On veut montrer aux scientifiques de notre pays qu’on peut créer un satellite, même ici,” raconte Anna Boyko, une des participantes. Avec la chute de l’URSS et la fin de la participation kirghize au programme spatial soviétique, la recherche scientifique n’a plus été la priorité du gouvernement. Le Kirghizstan est un des pays les moins développés de l’espace post-soviétique, avec un quart de la population vivant sous le seuil de pauvreté. Impliquer des jeunes filles dans un projet spatial a dès lors été un défi pour Kloop, d’autant plus que certaines n’avaient même pas d’ordinateur. Aujourd’hui, elles sont toutes payées pour travailler sur ce satellite, grâce à des subventions d’Internews, une ONG de développement des médias. L’équipe reçoit également 1100 dollars de dons par mois via une plateforme de crowdfunding. Au total, la moitié du budget d’environ 300 000 dollars est déjà atteinte, pour un lancement prévu à la mi-2021. Un montant qui étonne sur les réseaux sociaux, où des dizaines de trolls déversent des commentaires négatifs depuis le début du projet. “On savait que ça aller faire parler mais on voulait créer un effet domino, pour que de plus en plus de femmes s’intéressent et s’impliquent dans les sciences,” assure Bektour Iskender.
© Clara Marchaud pour Cheek Magazine
Car, comme ailleurs, les femmes kirghizes se tournent le plus souvent vers des domaines où les salaires sont les plus bas, comme la santé ou l’éducation. Et la situation n’a cessé de se dégrader après la chute de l’URSS, qui portait des programmes plutôt émancipateurs pour les femmes. Depuis l’indépendance, la pratique du “mariage par enlèvement” se développe, surtout à la campagne, avec environ 12 000 femmes enlevées chaque année; au Kirghizstan, environ 12% des filles sont mariées avant 18 ans selon l’UNICEF. “Même si une fille a des capacités en sciences ou à l’école, les gens pensent que c’est inutile car elle va finir mariée dans tous les cas”, explique Aidana Aidarbekova.
Un endroit sûr pour le développement des femmes
À Bichkek, le petit bureau au papier peint démodé est devenu bien plus qu’un lieu de travail pour elle. “C’est un peu comme une deuxième famille, un endroit sûr où je me sens bien”, confie la jeune femme qui a quitté sa licence d’ingénieure pour rejoindre le programme. Le groupe prend les décisions ensemble. Chacune apporte ses connaissances et apprend aux autres. Alina Anisimova, ancienne programmeuse à Kloop devenue directrice technique donne des cours de code. Kyzzhibek Batyrkanova, la directrice du programme, tout juste diplômée de l’Université américaine d’Asie centrale à Bichkek, leur a appris comment rédiger des mails et faire un budget.
“Avant j’étais très, très timide, mais grâce à ce projet, j’arrive mieux à parler en public.”
Au-delà des compétences techniques comme la soudure ou le code, le projet a surtout été un tremplin pour les apprenties ingénieures, un moyen de prendre confiance en soi. “Avant j’étais très, très timide, mais grâce à ce projet, j’arrive mieux à parler en public”, se réjouit Aidana Aidarbekova. Elle a présenté le projet lors d’une conférence TED et à l’occasion d’un évènement organisé par l’ONU.
Même son de cloche, pour Begaim Isaakova, 18 ans. Encore au lycée quand elle a rejoint l’équipe, la benjamine du programme a beaucoup souffert des vagues de trolls et de commentaires sexistes sur les réseaux sociaux. “Avant je doutais de moi, mais je me suis rendu compte que ces gens-là n’y connaissaient rien, alors que des professionnels dans l’industrie spatiale nous soutiennent et croient en notre projet”, assure la jeune femme, qui rêve d’espace depuis son plus jeune âge. États-Unis, Vietnam, Azerbaïdjan, Pakistan: plusieurs ingénieurs venus des quatre coins du monde sont en effet devenus les mentors des jeunes femmes. Les yeux de Begaim Isaakova brillent encore quand elle raconte sa première rencontre “irréelle” avec Camille Wardrop Alleyne, une des seules ingénieures racisées à avoir exercé un poste à responsabilité à la NASA. Begaim Isaakova pensait quitter le pays pour étudier l’ingénierie spatiale à Moscou ou en Europe, mais avec ce projet, elle a décidé de rester. “Ça nous encourage tous de savoir que, si on arrive à l’envoyer, ce sera une avancée incroyable pour le Kirghizstan, une motivation certaine pour la future génération du pays.”
Clara Marchaud, à Bichkek
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