Des blogs au New Yorker, l’auteure de BD américaine Julia Wertz est passée maître dans le domaine de l’autobiographie trash et sans concession. Son dernier roman graphique, L’Attente Infinie, en est une nouvelle preuve.
Les premiers échanges avec Julia Wertz sont centrés sur une incompréhension mutuelle autour du terme “autofiction”. Le néologisme, utilisé et réutilisé en France pour contourner poliment l’“autobiographie”, lui échappe. À 32 ans, Julia Wertz l’affirme fièrement: chacune des cases de L’Attente infinie est autobiographique, au “dialogue près”. Inutile de s’encombrer du terme de “fiction”. De l’histoire de son ordinateur, truffé de virus après qu’elle l’a saturé de films pornos, à l’annonce sarcastique faite à son frère de sa maladie auto-immune jusqu’à ses crises de nostalgie, couchée sur son lit en position foetale, chaque mot est vrai.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Extrait de L’Attente Infinie
De l’envie de se raconter est d’ailleurs née son attirance pour le dessin. Wertz n’associe pas immédiatement bande-dessinée et journal intime. Comme tout le monde, elle grandit biberonnée par les aventures lointaines de Tintin et les gags en quatre cases de Calvin et Hobbes. “J’ai découvert les bandes-dessinées autobiographiques alors que j’avais une vingtaine d’années”, explique-t-elle. Plongée dans les rayons de la bibliothèque, elle a une épiphanie devant la multitude de romans graphiques alternatifs qui s’offrent à elle.
Julia Wertz se met en scène dans une version exagérée d’elle-même, toujours en colère contre l’humanité et prompte à la tirade acerbe.
Comme beaucoup d’artistes de sa génération, elle poste d’abord ses dessins en ligne. Des strips très courts qui racontent son quotidien et ses souvenirs. Ses premières règles, le premier pénis qu’elle ait jamais vu, le fromage qui pue, les crises de panique nocturnes. Le titre sous lequel elle les rassemble, The Fart Party (“la fête du prout” en français), en dit long sur son humour provoc’ et jubilatoire tendance scato. Les cases sont griffonnées en noir et blanc et Wertz se met en scène dans une version exagérée d’elle-même, toujours en colère contre l’humanité et prompte à la tirade acerbe. “Mes premiers travaux, résume-t-elle, étaient vraiment légers et un peu bêtes. En ligne, ça avait beaucoup plus de succès que des longs formats plus sérieux. Je n’avais pas l’intention qu’ils soient populaires, je les faisais avant tout pour mes amis, mais ils ont commencé à avoir du succès. Ils étaient souvent critiqués pour leur mauvaise qualité et leur humour très cru. Comme je n’avais jamais eu l’intention d’en faire quelque chose de sérieux, les critiques ont été faciles à ignorer!”
DR
Très vite, les blagues sur les pets commencent à la lasser, et après la publication de deux anthologies de la Fart Party, Julia Wertz est prête à tourner la page. D’autant qu’en dix ans, sa vie a pris un tour plutôt sombre: son frère développe une addiction à la drogue, on lui diagnostique un lupus systémique qui la cloue au lit, et la dépression la fait sombrer dans l’alcool. Elle se découvre aussi le syndrome du clown triste, qu’elle relate dans un long texte sur Narratively. À force d’enchaîner les vannes et les rires forcés, elle ne s’entend plus penser.
Drinking At The Movies et L’Attente Infinie sont deux longs romans graphiques sur son alcoolisme et sur sa maladie, qui déroulent la même honnêteté brutale et les mêmes dialogues hilarants.
“Quand j’étais malade, explique-t-elle, je n’écrivais pas sur ma maladie, j’écrivais sur des choses du quotidien qui m’aidaient à arrêter d’y penser. J’ai commencé à écrire sur tout ça dix ans plus tard, quand je n’étais plus aussi attachée à ces sujets émotionnellement.” En découlent Drinking At The Movies et L’Attente Infinie, deux longs romans graphiques sur son alcoolisme et sur sa maladie, qui déroulent la même honnêteté brutale et les mêmes dialogues hilarants, tout en jouant sur le cynisme exagéré de son double dessiné. Alors qu’elle passe une radio pour le diagnostic de sa maladie, Julia Wertz se dessine, pensant tout bas un sourire aux lèvres, “j’espère qu’ils ne vont pas trouver un morceau de charbon à la place de mon cœur”.
Extrait de L’Attente infinie
“Écrire sur la dépression, dit-t-elle, ça semble aider sur le coup. Mais ça ne remplace pas une vraie thérapie. Quand je me battais contre ma dépression, j’écrivais beaucoup et ça a rendu la limite entre ma vie et la bande dessinée très difficile à distinguer. C’est dangereux. Ça encourage à mal se comporter, tout en en étant très conscient.” C’est dans cet état d’esprit qu’après la publication américaine de L’Attente Infinie en 2012, elle lâche les crayons. Ce qui devait être une petite pause de quelques semaines se transforme en break de deux ans. Pendant ce temps, elle se passionne pour l’exploration urbaine (ou urbex). Elle déniche des hangars désaffectés, des recoins de forêts, des anciens hôpitaux. “J’avais envie de faire quelque chose de différent, de plus physique. J’adore l’exploration parce que c’est sale, dangereux et excitant. Après, j’ai conscience que l’exploration, c’est ne s’intéresser qu’à une chose et oublier ses problèmes. Ce n’est qu’une autre forme de mon alcoolisme.”
C’est en fuyant la bande-dessinée qu’elle trouve l’inspiration pour une série de comics sur l’histoire de New York.
Elle combine cette nouvelle marotte avec sa passion pour sa ville d’adoption, New York, un lieu vibrant qui “vous apprend tout de la civilisation occidentale moderne”. Les choses ont une manière de se remettre en place. C’est en fuyant la bande-dessinée qu’elle trouve l’inspiration pour une série de comics sur l’histoire de la ville, que publie le New Yorker. Et en quittant l’autobiographie, elle revient à ses anciennes amours, sous la forme du deuxième volet de Drinking At the Movies. Prête à enfin tourner la page.
Pauline Le Gall
{"type":"Banniere-Basse"}