[Le journal de confinement de la rédaction] Chaque jour, un·e journaliste des Inrocks vous raconte son confinement. Aujourd’hui, Mathieu Dejean appelle à profiter de ce temps d’arrêt pour porter un regard différent, sans concessions, sur notre monde.
On en est au dixième jour de confinement, et, sans vouloir désespérer Billancourt, les signaux sur ce que sera le monde d’après ne sont pas franchement positifs. Certes, des applaudissements nourris résonnent chaque soir pour rendre hommage aux soignants en première ligne contre la pandémie. Parfois même un slogan est repris avec force : “Du fric, du fric, pour l’hôpital public !”.
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La colère monte, les applaudissements ont laissé place à une demande claire : du fric pour l’hôpital public ! #ConfinementJour4 pic.twitter.com/OaLiVvkRsw
— delsemme claire (@DelsemmeClaire) March 20, 2020
Prendre une autre direction, collectivement
Mais cette clameur porteuse d’espoir pour la société à reconstruire couvre mal un effet de larsen inquiétant. C’est celui que produisent, quand on les conjugue, les avertissements de Naomi Klein sur la manière dont l’élite mondiale va tenter d’exploiter la pandémie ; ceux d’avocats qui, comme le philosophe italien Giorgio Agamben, s’inquiètent de la normalisation de l’état d’exception ; les petites phrases inconséquentes de responsables politiques qui n’ont pas guéri de leur mépris social ; les pas feutrés du voisin qui a laissé un message sur la porte d’une aide-soignante toulousaine, lui demandant avec une politesse hypocrite si elle pouvait “loger ailleurs” ; ou encore ce titre d’un article de Mediapart : “Coronavirus : l’extrême droite cible les quartiers populaires”… Miossec a sans doute raison, comme toujours, lorsqu’il déclare dans Les Inrocks cette semaine : “Je ne crois pas que les gens vont ressortir [de cette crise] avec un regard qui tendra à gauche”.
Pourtant, je ne peux pas me résoudre à l’idée que l’électrochoc que constitue cette épidémie ne suffise pas à nous faire prendre une autre direction, collectivement. On cite beaucoup le film L’An 01, de Jacques Doillon, tiré de la BD de Gébé, et sa fameuse citation : “On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste”.
https://twitter.com/Gallorum/status/1241734527602561025
“Celui qui construit des prisons s’exprime moins bien que celui qui bâtit la liberté”
N’oublions pas que dans la fiction, l’arrêt émane d’une décision populaire, quand il nous est imposé aujourd’hui par une crise sanitaire inédite, dont les raisons profondes sont en lien avec la destruction de l’environnement et la course aux profits. C’est qu’il est peut-être d’autant plus urgent aujourd’hui de réfléchir, et de faire un pas de côté. Ça peut paraître dérisoire, mais imaginer et écrire le monde de demain participe pour moi à l’inflexion souhaitée. Les mots peuvent quelque chose. Quand j’en doute, je relis Stig Dagerman, qui écrit dans Notre besoin de consolation est impossible à rassasier : “Tant que je ne me laisse pas écraser par le nombre, je suis moi aussi une puissance. Et mon pouvoir est redoutable tant que je puis opposer la force de mes mots à celle du monde, car celui qui construit des prisons s’exprime moins bien que celui qui bâtit la liberté”.
Un regard insatisfait
La situation dans laquelle nous sommes, nous qui avons la chance d’être confinés contrairement à de nombreux travailleurs et travailleuses, me fait penser à la scène finale de Gloria Mundi, de Robert Guédiguian (attention, spoiler). A la fin, le personnage joué par Gérard Meylan retourne en prison et nous fixe droit dans les yeux à travers l’œilleton de sa cellule. Loin de moi, évidemment, l’idée de comparer la situation carcérale à notre état de claustration (la situation des prisons est si grave que des détenus ont porté plainte pour non-assistance à personne en danger). Mais c’est le même regard insatisfait et sans concessions que Gérard Meylan porte sur le monde réel, qu’il nous faut aujourd’hui adopter.
Quand je regarde par la fenêtre, ce que je vois, c’est littéralement la Zone du dehors (titre du premier roman d’Alain Damasio), et je me dis qu’elle est pleine de potentialités intempestives. Dans ce livre dont la lecture m’a marqué, le Dehors est le territoire privilégié d’une bande d’insurgés – la Volte – qui conspirent pour renverser la société de contrôle qui les opprime – Cerclon, cette “coquette prison construite au compas”. Le Dehors est leur “non-lieu” qui échappe à la traçabilité, aux flicages soft, et aux sommations de tous ordres. Demain, quand nous nous retrouverons, j’aimerais que nous fassions du Dehors ce non-lieu utopique, solidaire, écologique et ingouvernable, puisque l’occasion nous en est donnée.
S’affranchir deux fois
Sortir du confinement, ce serait alors s’affranchir deux fois : de chez soi, mais aussi de l’ancienne manière de vivre – consumériste, stakhanoviste, performative – qui nous y avait enfermés. Quand on sortira, il faudra donc aussi que nous soyons “hors de nous”, et que nous demandions aux responsables de la casse de l’hôpital public depuis trente ans de rendre des comptes. “Change l’ordre du monde plutôt que tes désirs”, comme dit la Volte.
Retrouvez les précédents épisodes de la série :
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