Après avoir connu le succès sous l’alias Sliimy et avoir entrepris une transition de genre, Janis Sahraoui raconte son parcours dans un livre co-écrit avec Tal Madesta, “Révéler mes visages”.
Il y a 15 ans, elle signait sur la major Warner après avoir fait le buzz sur MySpace avec des chansons écrites dans sa chambre à Saint-Etienne et une reprise lo-fi du Womanizer de Britney Spears. Connue à l’époque sous l’alias Sliimmy, dandy queer à lunettes qui l’a conduite à faire les premières parties de l’interprète de Baby, One More Time et de Katy Perry, la musicienne revient sur son parcours intime et artistique dans Révéler mes visages. Avec l’aide de Tal Madesta et d’un nom tout neuf, celle qui s’appelle désormais Janis Sahraoui raconte sans fard son enfance traumatique, son art résilient, sa transition de genre. Et rend un hommage lumineux à sa mère, Fatima, morte quand elle était enfant. À travers son parcours de femme transgenre, c’est aussi cette absence, ce deuil, que Janis Sahraoui façonne et transforme en force de vie.
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Tu as co-écrit ton livre avec Tal Madesta. Comment avez-vous travaillé ensemble ?
Avec Tal on se connaissait peu, mais j’avais une immense confiance en son travail. Pour moi, c’était important de faire un livre avec une personne concernée – d’ailleurs, je ne sais pas si ça existe déjà, un livre co-écrit par une femme trans et un homme trans. Avec Tal, on n’a pas besoin de tout s’expliquer, on se comprend. Il m’a procuré une liberté et une protection que je n’aurais pas forcément trouvées ailleurs. Il a su mettre des mots, des couleurs, des images sur des choses difficiles. On a travaillé sous forme d’entretiens et en échangeant des écrits. J’avais déjà commencé un travail d’écriture sur ma mère et à travers une sorte de journal intime ; j’ai toujours eu en tête cette idée de faire un livre. Tal m’a permis de fixer les choses, d’être accompagnée, prise par la main. Seule, je n’aurais pas pu faire face à certains sujets, comme mon enfance traumatique ou ma transition.
Certains livres écrits par des personnes trans ont-ils été fondateurs pour toi ?
J’ai beaucoup lu Paul Preciado et j’ai d’ailleurs joué dans son film, Orlando. J’ai passé le casting via une annonce Instagram. La rencontre avec Paul est très importante dans ma vie parce que c’est une référence pour moi en littérature, quelqu’un que j’admire, mais il est aussi devenu un pilier dans ma vie amicale. C’est un homme qui me rassure car, en tant que femme trans, je n’ai pas eu beaucoup de figures masculines auxquelles me référer. Il a apaisé la vision que j’ai des hommes. En littérature, j’adore aussi Virginie Despentes, Judith Butler. Ou Luz Volckmann, une jeune autrice trans dont je suis le travail. C’est important de parler de nous, car les personnes qui sont contre nous sont beaucoup mises en avant en ce moment…
Ton livre tombe à pic, justement. Peut-on le considérer comme une réponse à la transphobie ambiante ?
Exactement. La meilleure réponse, ce sont nos histoires. C’est hyper violent ce qui se passe, on en parle beaucoup entre nous en ce moment. Ce que je trouve dingue, c’est qu’on commence tout juste à se réapproprier nos mots, nos histoires, et que d’autres essaient de les recouvrir avec de la peur. Quand j’étais jeune, je n’avais jamais entendu le mot “trans”, ou alors avec des connotations hyper lourdes, ce qui ne m’a pas permis d’avancer. Créer de l’angoisse, voilà ce que les personnes anti-trans essaient de faire aujourd’hui. Mon livre arrive pour remettre des mots, de la bienveillance et une histoire qui est la nôtre, au lieu d’un ramassis de fake news et de statistiques pseudo scientifiques. J’espère que ce livre pourra toucher un maximum de gens qui ne connaissent pas forcément le sujet. Il y a tellement de ponts entre nos histoires. On s’arrête souvent à nos différences, mais se rassembler sur certains sujets pourrait nous aider à mieux comprendre ensuite les choses qui nous différencient. J’ai aussi écrit ce livre pour cela, pour sortir du buzz et prendre le temps d’aller dans le fond. Hélas il faut vouloir faire ce trajet et, aujourd’hui, la société ne nous y pousse pas. Elle nous pousse plutôt à la réaction hâtive. Les algorithmes fonctionnent à merveille avec les extrêmes et cela, les TERF l’ont bien compris. On a plus que jamais besoin de nuance et de pouvoir rendre compte de la complexité des vécus. Mon livre sert aussi à ça, à prendre le temps d’aller au fond des choses. Je suis une femme trans mais, ce qui me constitue, ce n’est pas uniquement ça. Ce sont aussi les violences que j’ai vécues, le deuil de ma mère…
Ton livre est parcouru par sa présence. Ta mère, qui est morte quand tu étais enfant, est-elle toujours avec toi ?
Elle ne me quitte jamais. C’est fou car ce livre sort alors que je vais avoir 36 ans, l’âge auquel elle est décédée. Quand j’étais petite, j’ai toujours eu très peur de cet âge, qui me semblait lointain et fatidique. Ma mère est aussi présente dans ma musique, car je n’ai jamais arrêté d’en faire, d’écrire des chansons, de réaliser des projets artistiques. Elle est aussi beaucoup dans les gens qui m’entourent, dans la bienveillance et l’amour, dans mes ami·es, qui constituent aujourd’hui la famille que je me suis créée. Je la retrouve dans plein de personnes de mon cercle. Des gens qui se battent pour leur vie. Ma mère était artiste mais n’a jamais réussi à en faire un métier. Elle avait fait les Beaux-Arts, elle dessinait, faisait des bijoux d’inspiration marocaine – elle était originaire du sud du Maroc. Elle a mis ses rêves de côté. Avec mes amies artistes, on s’est créé des vies qui sont faites de nos rêves. Elle est aussi là.
Dans ton livre, tu évoques son renoncement comme un destin partagé par beaucoup de femmes. On sent poindre à plusieurs endroits ta conscience féministe. L’es-tu, féministe ?
Bien sûr, je l’ai toujours été. Bien avant ma transition, quand j’étais perçue comme un “homme”, on me stigmatisait toujours pour ma féminité. J’ai toujours vécu cela dans l’espace public, donc j’ai tout de suite compris. Je sais que c’est très différent de ce que peuvent vivre certaines femmes cis, mais à l’école, je me souviens que j’avais majoritairement des amies et qu’on vivait des choses très similaires. Par exemple la manière dont on regardait mon corps, dont on me sexualisait, hyper jeune. Mes amies avaient aussi ce problème-là. C’est ancré en moi depuis que je suis toute petite. Je pense que des hommes qui ont une expression de genre féminine peuvent aussi vivre ce genre de rejet, subir le patriarcat de la même façon.
Tu parles dans ton livre des anti-trans qui veulent interdire la présence des femmes trans dans les toilettes et les vestiaires féminins. Tu écris : “Il y a une chose que les anti-trans ne comprennent pas. Pour nous, les vestiaires ne sont pas un terrain de jeu où exercer une prétendue domination. Ce n’est que l’endroit de la honte et de la peur, un lieu de vulnérabilité absolue.” Quelle a été ton expérience à cet endroit ?
Les TERF disent qu’elles veulent protéger les enfants, mais je vais être claire : je me suis fait littéralement agresser sexuellement lors d’un voyage scolaire à Paris parce que j’ai été forcée de me mettre dans une chambre avec des mecs, au lieu d’en partager une avec mes copines. Et dans les vestiaires, je me faisais agresser tout le temps. Je ne pouvais même plus y aller, en fait, j’étais obligée de me changer dans les toilettes ou de garder ma tenue de sport toute la journée, quitte à me faire engueuler par les profs. C’est fou, de se cacher derrière ce prétexte de la protection car nous, qui nous protège ? On met tellement de personnes en danger, avec ces raisonnements.
Tu parles aussi des maltraitances que tu as subies étant enfant, par la femme de ton père. Que fais-tu de ce passé traumatique ?
Je pense que c’est la partie la plus lourde de ma vie. Je n’en ai jamais vraiment parlé dans ma musique ni en interview, je ne pouvais pas ouvrir cette brèche. J’ai pu le faire dans un livre car il y a plus de place, plus de nuance. La violence est une prison physique et psychologique pour des milliers d’enfants et de femmes adultes, qui vivent cela dans leur couple. Aujourd’hui encore, j’en garde beaucoup de séquelles. Je le sens dans mon rapport à l’espace public, aux relations amoureuses. C’est ce qui m’a le plus freinée dans ma vie. C’est à cause de ça que j’ai mis tant de temps à me trouver. Je me suis protégée avec la musique. Si je n’avais pas eu la musique, je ne serais pas vivante. C’était mon seul pilier. Mais je me suis aussi trop masquée avec la musique, j’étais en dissociation, je ne prononçais même plus mon prénom, tout le monde m’appelait Sliimy. Il a aussi fallu que je sorte de ça.
Tu n’as jamais voulu porter ton histoire devant les tribunaux ?
Hélas c’est prescrit mais oui, j’y ai beaucoup pensé. C’est important pour moi qu’il y ait une forme de justice. Voilà encore un autre pont entre mon histoire d’enfant et celle d’une femme cisgenre devenue adulte : on veut toutes une certaine justice qu’on n’obtient pas. On est obligées de se parler entre nous, de se retrouver, d’être dans la sororité, car sinon la justice, on ne la trouve nulle part. C’est ça, notre justice à nous.
Tu reviens sur ton expérience dans le milieu de la musique, quand tu étais signée en major, et le bilan n’est pas très positif. On a beaucoup dit avec #MeToo que le milieu de la musique n’était pas si progressiste qu’il en avait l’air. As-tu l’impression que c’est pareil avec les LGBTQIA+ ?
Il y a du retard comme partout. Dans l’art contemporain c’est pareil : où sont les artistes queer, racisé·es, les femmes ? Dans tous ces milieux, on est trop à la traîne. Car cela remet en question toutes les personnes qui sont au pouvoir. Dans quel label y a-t-il une personne trans à la direction artistique ? Moi, j’ai créé mon label mais combien de personnes trans ont des labels en France ? Je n’ai jamais rencontré de personne trans dans une maison de disques. Il y a très peu de diversité et ce n’est pas normal. C’est de l’entre-soi. Malgré tout, quand j’ai signé chez Warner, je n’avais pas le luxe d’attendre, j’étais dans un univers violent et ma major m’a apporté de l’argent, une sortie de secours. Je ne serais pas là, sans cela. Donc c’est ça, aussi. Je ne regrette pas cette expérience avec Warner, j’ai réussi à trouver des espaces de liberté avec Sliimy car j’ai pu imposer une direction artistique, enregistrer mon album à Saint-Etienne dans un home studio, alors qu’ils voulaient me faire enregistrer à Paris. Certes on a mixé à New York mais sinon, tout était home made, même les clips.
Où en es-tu musicalement ?
Je ne me suis jamais arrêtée de créer. J’ai fait une chanson avec Clara 3000 et Paul Preciado pour son film, c’est lui qui en a écrit les paroles. J’ai sorti plusieurs Eps sur mon label indépendant, Mauvais Genre, comme L’Heure bleue (Ndlr : sous le nom de Yanis). Aujourd’hui, je prépare de nouvelles choses, j’ai un titre qui sort bientôt, c’est celui qui clôture le livre, You Think I’m Pretty Now. J’ai travaillé dessus avec une artiste de Marseille que j’adore, elle s’appelle Chris et elle est à la tête du projet Confuse. C’est une satire du côté physique de la transition. Car, quand tu transitionnes, les gens s’attardent beaucoup sur le côté physique et voient peu ce qui se passe à l’intérieur. Tu vois vraiment à quel moment les gens te valident parce que tu es enfin belle et que tu entres enfin dans une case, un canon de beauté – tiens, encore un thème féministe ! Lors d’une transition, les gens aussi, changent. Leur regard sur toi change. En quelque sorte, ils transitionnent aussi. (Rires.)
Janis Sahraoui, Révéler mes visages (Harper Collins), 176 pages, 18,90 euros
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