A l’occasion de notre numéro spécial “Comment ça va, la France ?”, le philosophe évoque “la condition absolue d’un autre avenir : un autre présent”.
Dans votre nouveau livre, Le Temps du paysage, vous écrivez qu’“un ordre social et politique peut se décrire comme un paysage”. Comment décririez-vous, alors, l’ordre social et politique actuel en France ?
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Jacques Rancière — Mon livre parle plus spécifiquement de ce moment de la Révolution française qui est aussi le moment d’une révolution dans l’art du paysage. Donc, je ne veux pas faire de généralisations ou d’analogies abusives. Malgré tout, il me semble que la carte du monde social, telle que la décrivent ou la rêvent nos gouvernants, ressemble assez à un certain modèle du parc à l’anglaise avec des grands espaces découverts, des vallonnements doux et des eaux vives : un espace sans aspérités qui se laisse maîtriser du regard depuis le centre élevé qu’occupent gouvernants et banquiers, et où les flux de richesse et de population circulent à l’aise. Face à cela, le refus de l’ordre dominant prend volontiers l’aspect du barrage ou de la végétation qui obstrue le chemin : défense d’une zone agricole qui empêche d’éclaircir l’espace pour construire l’aéroport qui accélérera la circulation ; défense d’un régime de retraite qui empêche d’aplanir tout le système. C’est une république des biotopes – naturels ou sociaux – qui s’oppose au paysage oligarchique des grands espaces disponibles pour les aménagements du territoire et la circulation des flux. Cette manière d’objecter à la topographie dominante prolonge à sa façon la critique des paysagistes radicaux du XVIIIe siècle qui dénonçaient, dans ces parcs modèles, “le vide de la grandeur et du pouvoir solitaires”.
De la réforme ferroviaire à Parcoursup, du mouvement des Gilets jaunes à la réforme des retraites, on a le sentiment d’être entré dans une nuit sociale profonde où les régressions s’enchaînent sans discontinuité. Pourquoi en sommes-nous réduits à cet état, non pas de tétanisation, mais d’astreinte permanente ? De quoi est-ce le symptôme ?
Il n’y a pas de symptôme. Ce mot laisse toujours entendre qu’il y a une vérité cachée inaccessible au vulgaire et connue par les seuls savants. Mais il y a une réalité unique, et elle est claire comme le jour. Il y a cette offensive du capitalisme absolutisé qui a commencé avec Reagan et Thatcher, et qui s’est poursuivie dans tous nos pays à des rythmes différents pour détruire un monde fondé sur la solidarité collective : destruction des usines et du droit du travail, des services publics, des régimes d’assurance sociale et de retraite afin de soumettre toutes les formes de la vie à la seule logique de l’intérêt privé et de l’oligarchie financière et de créer une société où le peuple travailleur d’hier est dispersé en intérimaires, chauffeurs, livreurs et aides ménagères. Tout est parfaitement clair. La vieille rengaine qui dit que les gens consentent parce qu’ils ne comprennent pas n’est plus tenable. L’oppression fonctionne au contraire parce que tous ceux qui sont victimes de cette offensive voient très bien que s’achève, chez nous, un processus qui a triomphé chez tous nos voisins, et que ce savoir porte à la résignation dès lors que tous les avenirs qui pouvaient le rendre mobilisateur ont été ruinés : quand le communisme est devenu le nom d’une dictature policière au service du monde des affaires ; le socialisme, une imposture gouvernementale ; le républicanisme, une idéologie raciste et la démocratie, le nom que se donne l’oligarchie.
Que pensez-vous de l’entêtement du gouvernement à ne pas admettre qu’il y a des violences policières ?
J’ai connu beaucoup de gouvernements et je ne me souviens pas d’un seul qui ait admis l’existence de violences policières, et se soit sérieusement appliqué à les contenir. Et ce n’est pas d’hier que les LBD ont été introduits dans les forces de l’ordre, même si la généralisation de leur usage est récente. C’est un aspect du glissement qui a, petit à petit, confondu les moyens du maintien de l’ordre avec ceux de la lutte antiterroriste. L’attitude du gouvernement s’inscrit dans une continuité. Elle surprend seulement ceux qui identifient le gouvernement Macron à une certaine idée du “néolibéralisme”, pensé comme une forme de pouvoir soft fonctionnant au consensus plutôt qu’à la violence d’Etat. Mais c’est une vision fausse. Le gouvernement direct de l’oligarchie financière n’est pas le “libéralisme” que l’on décrit. C’est l’Etat policier qui emploie tous les moyens pour dégager les voies de la circulation. Précisément parce que ce pouvoir n’est porté que par la logique de la domination financière, qu’il ne s’appuie plus sur aucune base sociale large ni aucune idéologie de masse, il doit instaurer avec sa police un rapport de confiance réciproque sans faille. Et, corrélativement, il est essentiel pour lui de réserver le nom de violence à tout ce qui s’oppose à lui : le “violent”, ce n’est pas le policier qui roue de coups un manifestant à terre ou l’éborgne d’un tir de LBD, c’est sa victime qui l’y a obligé en se trouvant dans cette rue où il entrave la circulation.
Qu’est-ce qui vous fait espérer, malgré tout ?
On a vu se développer depuis une dizaine d’années, aux quatre coins du monde, des actions collectives qui témoignent d’un refus global des pouvoirs autoritaires et corrompus. On a pu constater non seulement le courage de celles et ceux qui sortaient dans les rues sans craindre des forces répressives bien entraînées, mais aussi l’intelligence collective et l’inventivité de ces mouvements, qui ont su transformer leurs sorties contestataires en organisation d’un espace et d’un temps alternatifs, et défier le pouvoir sans se jeter dans les bras de la répression. Après cela, on dira qu’ils n’ont obtenu ni la satisfaction de revendications précises ni le bouleversement global que leur défi appelait. Mais justement, ils ont su faire exister une contestation globale de l’ordre dominant, alors même que toutes les figures classiques d’un autre monde à venir ont sombré. Au fond, les raisons de l’espoir se trouvent là même où semblaient se manifester les raisons du désespoir : dans la vision parfaitement claire de l’évolution qui ne cesse de donner à l’ennemi la victoire. Cette vision qui entretient la résignation, nourrit en même temps le non-consentement et la force de le manifester, alors même que nul avenir défini ne peut servir de but et de guide à l’action. Elle entretient du même coup ce qui est la condition absolue d’un autre avenir : un autre présent.
Dernier ouvrage paru Le Temps du paysage – Aux origines de la révolution esthétique (La Fabrique)
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