Pour la sortie de leurs ouvrages respectifs, “L’Instruction” et “Devenir Lionne”, Isabelle Sorente et Wendy Delorme évoquent leur amitié littéraire.
Magie du calendrier, Isabelle Sorente et Wendy Delorme viennent de publier leur nouveau livre quasi simultanément. Après Le Complexe de la sorcière (2020) et La Femme et l’oiseau (2021), la première revient avec L’Instruction, un livre profond et incarné, prophétique et philosophique, qui explore les liens qui nous unissent aux (autres) animaux. Pour ce récit à la première personne, Isabelle Sorente est retournée mentalement dans les élevages industriels porcins qu’elle avait visités pour l’écriture de son roman 180 jours (2013) et, revenant sur cette scène de crime contre l’animalité, nous invite à questionner ce qui constitue, en regard, notre humanité. Flouter les frontières imaginaires qui séparent le monde des animaux de celui des humain·es, c’est ce qu’elle fait également dans une nouvelle collection, Bestial, qu’elle dirige depuis peu chez JC Lattès. Parmi les premières références publiées, Devenir Lionne, un texte hybride de Wendy Delorme où dialoguent autofiction et éthologie, fait œuvre d’entrée en matière charnelle et féministe. L’autrice de L’Evaporée (2022) et Viendra le temps du feu (2021) se souvient, à travers sa narratrice, d’une lionne encagée rencontrée au zoo de Tiergarten à Berlin, dans les années 2000. Cette variation autour de la figure de la fauve enfermée, loin des clichés attachés à un tel sujet, impressionne autant par sa documentation animalière que par sa réflexion subtile sur l’auto-limitation des femmes et leur conditionnement à la docilité. Les deux écrivaines étant amies de longue date, nous les avons réunies pour parler littérature, création et amitié.
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Comment votre amitié est-elle née?
Isabelle Sorente: Sur un plateau télé en 2005, pour une émission de Frédéric Taddéi. Je me demandais ce que je faisais là et, avec Wendy, on se lançait des regards. Je devinais qu’on avait des choses à se dire et qu’on se sentait toutes les deux en décalage.
Wendy Delorme: Moi, j’ai tout oublié de cette expérience-là, à part ma rencontre avec toi, Isabelle.
IS: Après l’émission, Wendy m’a donné à lire le manuscrit de Quatrième génération et je l’ai trouvé génial. On a eu envie de faire des choses ensemble alors, un peu comme des enfants qui inventent des jeux, nous avons créé un projet de lectures-performances. Ça s’appelait “Il faut qu’on parle”, on y mélangeait des auteurs et autrices connu·es avec des plus jeunes. Cela nous a permis de nous revoir très régulièrement.
Isabelle, quelle est la genèse de la collection Bestial?
IS: Depuis mon enquête dans les abattoirs et structures de production industrielle, je savais notre vision de l’animal fondamentale dans notre rapport au monde – surtout dans cette période d’extractivisme, où la fin de la nature nous menace. Je rêvais donc de créer une collection où les auteur·ices pourraient explorer une autre forme de leur personnalité en parlant d’un animal. ll y avait pour moi quelque chose de chamanique dans ce projet. Quand Clara Dupont-Monod et Véronique Cardi sont arrivées chez JC Lattès (Ndlr: respectivement aux postes de Directrice littéraire chargée de la non-fiction et de Présidente), elles partageaient la même envie, et nous avons créé la collection ensemble.
Vous avez proposé à Wendy d’écrire un livre dans cette collection. Pourquoi?
IS: Cela me paraissait évident car c’est une autrice que j’aime, notamment pour sa poésie et son humour noir, si particulier. Ces amitiés artistiques, qui naissent de l’admiration de la création de l’autre, donnent envie de travailler ensemble.
WD: Quand Isabelle m’a appelée, je lui ai dit que n’y connaissais rien aux animaux et que je n’écrivais pas sur ce thème. Mais je ne peux pas dire non à Isabelle (Rires)! C’est d’ailleurs elle qui m’a dit d’écrire sur la lionne. Avec cet animal à la fois astrologique et mythologique, je ne voulais pas faire quelque chose de convenu -on peut vite tomber dans les clichés quand on écrit sur les animaux. Je suis donc partie d’une lionne réelle, que j’avais vue à l’âge de 20 ans au zoo de Tiergarten à Berlin. J’ai mené une enquête sur les fauves et leur mode d’organisation sociale, lu des thèses d’éthologie, de zoologie ou d’épistémologie des sciences du vivant, comme les travaux de Valérie Chansigaud. Quand elle écrit sur l’enfermement et la domestication animale, on se rend compte que c’est un sujet total.
Isabelle, vous venez de publier L’Instruction. Quelle place votre amitié avec Wendy a-t-elle tenu dans ce livre?
IS: Wendy est l’une des quelques personnes avec lesquelles je peux parler du “laboratoire”. On est comme des magiciennes, on essaie de faire des mélanges et de voir comment la grande image va prendre. Pour L’Instruction, je brûlais de raconter enfin cet aspect hérétique de la quête spirituelle, qui passe par des choses très concrètes et en l’occurrence, par l’abattoir. Mais je me demandais si j’étais prête à refaire ce voyage en enfer. Wendy a joué un rôle important en me disant que je prenais la bonne direction.
WD: On s’appelle au moins une fois par mois, jamais moins d’une heure. On se parle un peu de nos vies, mais surtout d’écriture. On se conseille. Pour Devenir lionne, sachant qu’Isabelle en était la commanditaire, je lui ai soumis le texte au stade embryonnaire -chose que je ne fais normalement pas. Il faut une relation de confiance énorme pour soumettre un texte aussi tôt, car il y a autant d’avis que de lecteur·ices. Mais les retours d’Isabelle m’ont emmenée exactement là où il le fallait, comme si elle connaissait déjà ma cartographie. Elle m’a fait gagner un temps fou.
Quelles valeurs sont à l’œuvre dans une amitié créative comme la vôtre? Sont-elles les mêmes que dans une amitié classique: l’honnêteté, la bienveillance…
IS: Oui, mais il faut y ajouter la folie. Je pense que la création littéraire est un espace de sauvagerie. Il y a quelque chose de ludique et d’enfantin, dans le bon sens du terme.
WD: Cette amitié est née de l’amour de la création. La création, c’est ce qui me tient debout et je pense que c’est aussi le cas pour Isabelle. C’est comme une colonne vertébrale, un souffle.
Isabelle, dans L’Instruction vous parlez de Maya, votre “chatte anarchiste au mauvais caractère”, comme d’une “amie”. Quel genre d’amitié entretenez-vous avec elle?
IS: Une amitié qui est beaucoup basée sur le jeu, comme avec Wendy finalement (Sourire). Avec les animaux, on ne peut pas parler mais il y a un partage d’émotions, un partage sans preuves. L’amitié avec les animaux possède une part de mystère, on est sensible à une respiration, à la manière dont l’autre va bouger, s’arrêter. Cette composante animale existe aussi, sans doute, dans l’amitié humaine. On ne sait pas pourquoi on aime la création de l’autre, pourquoi les images de l’autre nous parlent. On ne sait pas pourquoi l’autre comprend nos images. Il y a peut-être un lien entre les amitiés artistiques et les amitiés animales, et cela en fait des amitiés extrêmement profondes.
Wendy, votre “lionne de Tiergarten” a-t-elle été aussi pour vous une amie?
WD: Il faut savoir que ce livre est une autofiction. Cette lionne, je l’ai vraiment vue et l’histoire que je raconte contient une vérité, mais ce n’est pas forcément la vérité de mon parcours. J’ai beaucoup de gratitude envers Isabelle de m’avoir demandé d’écrire ce texte. Je pense à une phrase que quelqu’un m’avait dite en anglais: “What you resist the most is what you need the most”, “ce à quoi tu résistes le plus est ce dont tu as le plus besoin”. Quand Isabelle me demande d’écrire sur un animal et qu’elle me suggère la lionne, ma première réaction est de dire non. Au-delà du rapport humain-animal, l’œuvre d’Isabelle est un appel à respecter les liens sacrés entre les êtres vivants. Écrire sur la lionne m’a emmenée vers cela, et m’a permis d’écrire sur la domestication des femmes. La domestication animale et celle des femmes sont liées historiquement, et cela m’a fait comprendre des choses de mon propre parcours.
Dans Devenir lionne, vous évoquez votre amitié de vingtenaire avec un jeune homme, Zdenko. Quelle place occupent vos ami·es dans vos livres?
WD: Dans tous les personnages de mes romans, il y a mes ami·es. Certain·es ont même inspiré plusieurs personnages dans plusieurs livres. Parfois c’est très explicite : dans Devenir Lionne, par exemple, je parle d’Isabelle. J’ai aussi mis une conversation avec mon amie Valérie, qui est réalisatrice de films documentaires. Elle se passionnait pour mon histoire de lionne. Je lis souvent à des amies des bouts de ce que je suis en train d’écrire pour voir si ça marche à l’oral. Car la rythmique est importante dans mon écriture. Il n’y a rien de mieux pour repérer les répétitions, les endroits où ce n’est pas fluide. Et puis, on observe la réaction de la personne en direct.
IS: Lire ce qu’on écrit à voix haute est un procédé assez magique, avec lequel on revient à une forme archaïque de récit. Car, finalement, on est des conteuses. Ce qui compte, c’est de raconter une bonne histoire.
Wendy, Viendra le temps du feu parlait entre autres de sororité. Quelle en est votre définition?
WD: Il est important de préciser que la communauté de soeurs dont parle Viendra le Temps du feu ne comporte pas seulement des femmes cisgenre. Car, malheureusement, ce concept très important de sororité est aujourd’hui approprié par une mouvance qui se dit féministe, mais qui est d’extrême droite, raciste et transphobe. La sororité dont je parle n’est pas là pour exclure, mais pour créer du lien entre des personnes dont les vécus sont minorisés et stigmatisés. Utiliser le terme “sororité” pour désigner la frange dominante de la population, c’est faire violence aux minorités sociales migrantes, trans, racisées.
Quelle distinction faites-vous entre sororité et amitié?
IS: Je pense que l’amitié désigne une intimité. Je ressens de la sororité pour certaines femmes avec lesquelles je ne serai jamais amie. Les amies, c’est plus près, on est liées par une recherche commune, par l’envie de créer des choses ensemble.
WD: Comme dit Noémie Grunenwald dans Sur les bouts de la langue – traduire en féministe/s, un très bel essai sur l’écriture et la traduction, il n’y a pas besoin d’être ami·es pour militer ensemble. C’est aussi ce que raconte Juliette Rousseau dans Lutter ensemble: pour de nouvelles complicités politiques. D’ailleurs, l’ami·e n’est pas forcément du même bord politique… Même si j’ai du mal à être amie avec des gens qui ne comprennent pas mes luttes.
L’amitié entre écrivaines porte-t-elle pour vous quelque chose de militant?
WD: L’auteur·ice est très rarement dans un rapport de pouvoir favorable dans l’industrie du livre, à moins de signer des best-sellers. Les liens entre auteur·ices sont donc très précieux. Certain·es d’entre nous, et c’est mon cas, ont la chance d’avoir des relations fiables, respectueuses, durables et bienveillantes avec leur éditeur·ice, mais l’industrie du livre, c’est aussi un système qui broie.
IS: Je te rejoins totalement, Wendy. Je pense aussi que, d’une manière générale, la poésie et la littérature sont de vrais moyens de rétablir un rapport magique au monde. Non pas “magique” au sens naïf, mais au sens de “magie sympathique”, c’est-à-dire au sens de se mettre à la place de l’autre. Et cette magie me semble absolument essentielle, car elle s’oppose à une grille de lecture purement économique et rationaliste, qui n’est qu’une mythologie parmi d’autres.
WD: L’amitié entre auteur·ices est aussi importante pour la passation. Je n’aurais pas été publiée sans Virginie Despentes qui, alors que l’on se connaissait à peine, a pris le temps de lire mon manuscrit de Quatrième génération et m’a conseillé de l’envoyer de sa part chez Grasset. Et je n’aurais sans doute pas continué sans Isabelle, qui était là dans les années de traversée du désert. C’est elle qui m’a redonné confiance, qui m’a redonné à croire dans l’écriture. Aujourd’hui, à mon tour, il y a certaines jeunes autrices dont je suis le travail et que j’essaie de faire publier.
IS: C’est fondamental. Je donne aussi des ateliers d’écriture et je suis très heureuse, quand je flashe sur le roman d’un·e jeune auteur·ice, de tout faire pour qu’il soit publié. En faisant émerger des voix nouvelles, on tisse une toile de récits alternatifs. On nourrit une parole dissidente.
L’Instruction, d’Isabelle Sorente (JC Lattès), 250 pages, 20,90 euros
Devenir Lionne, de Wendy Delorme (Bestial /JC Lattès), 216 pages, 19 euros
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