2023 arrive à grand pas et avant de laisser 2022 définitivement derrière nous, Cheek a souhaité faire le point. Droit à l’IVG aux États-Unis, affaire PPDA, 5 ans de #MeToo, révolution en Iran, transidentité: on a demandé à Lauren Bastide son bilan féministe de l’année qui vient de s’écouler.
Demander à l’autrice d’un livre baptisé Futur·es de regarder dans le rétroviseur pour passer en revue l’année féministe n’est peut-être pas si paradoxal qu’il y paraît. Cinq ans après #MeToo, 2022 fut pour beaucoup celle des constats et des bilans, mais aussi celle d’une réflexion tournée vers l’avenir. Lauren Bastide, à travers son deuxième essai, hardiment sous-titré Comment le féminisme peut sauver le monde, a effectué ce double exercice de rétrospection et de projection. Ses Futur·es, la journaliste, autrice et créatrice du podcast La Poudre, les imagine sexuellement fluides, amoureusement libéré·es, judiciairement “réparé·es”, écologiquement ravivé·es. Sans faire fi de l’état du monde, ni de ses propres dégâts intérieurs -ce qui donne lieu à de touchantes confidences et à l’un des chapitres les plus marquants du livre-, Lauren Bastide y livre ses réflexions sur les transidentités, l’exercice de la justice, le care, l’écoféminisme ou la place des hommes dans les luttes féministes. Un œil sur le passé, deux pieds dans l’avenir, elle a répondu à nos questions sur l’année écoulée.
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Quel événement a le plus marqué ton année féministe?
Le moment que je trouve le plus symbolique, le plus fort, c’est l’entrée de Rachel Keke à l’Assemblée nationale. Même si l’arrivée de 89 députée·es Rassemblement national est un signal abominable qui montre bien la poussée de l’extrême droite, la présence de figures hyper symboliques à l’image de Rachel Keke ou de Sandrine Rousseau me donne beaucoup d’espoir. Elles font entrer des lois nouvelles et incarnent très concrètement la pensée du care à l’Assemblée nationale aujourd’hui. Lorsqu’on regarde les débats, on voit qu’il y a des tensions, on voit que c’est difficile mais c’est aussi le signe que ces conversations nécessaires sortent des cercles militants, amicaux et familiaux pour entrer dans l’espace institutionnel.
On a vu le droit à l’avortement remis en cause aux États-Unis, la France est-elle à l’abri d’une telle régression?
Non, personne n’est à l’abri d’une telle régression. Par définition, le droit à l’avortement est un droit hyper fragile et je suis choquée de voir que la commission des lois du Sénat, et le Sénat lui-même, rejettent la proposition de constitutionnaliser le droit à l’avortement en France [Ndlr: Cette interview a été réalisée avant que les député·es français·es n’adoptent le jeudi 24 novembre une proposition de loi de La France insoumise visant à inscrire le droit à l’avortement dans la Constitution mais il reste plusieurs étapes avant que cela soit réellement effectif]. Dire que ce droit n’est pas menacé dans notre pays est faux: c’est une loi et une loi, ça s’abroge. Il suffit qu’il y ait une majorité de député·es opposé·es à l’avortement, et on sait qu’il y en a énormément, pour que cette loi saute, donc une menace réelle existe. Il y a déjà des difficultés d’accès à l’IVG en France: beaucoup de services hospitaliers qui proposaient l’avortement ont dû fermer faute de personnel, idem du côté du Planning familial qui a été obligé de fermer des antennes. Le droit à l’avortement reste hyper fragile, et comme dit la juriste Lisa Carayon, c’est une concession qu’on a faite aux femmes, pas un droit qu’on leur a réellement accordé.
Doit-on y voir le signe que nous sommes rentré·es dans l’ère du backlash?
J’ai toujours un problème avec cette idée de backlash, il faudrait avoir davantage de recul pour en juger. J’ai à coeur de rappeler que la révolution féministe que nous vivons actuellement est arrivée après l’élection de Donald Trump, un agresseur raciste et misogyne. J’ai tendance à considérer que notre mouvement est venu réagir et contrer une poussée d’extrême droite. La suppression du droit à l’IVG pour les Américaines est d’ailleurs une conséquence directe de l’accession de Trump au pouvoir en novembre 2016. Une partie de ce que l’on se prend dans la figure peut ressembler à une forme de peur, de réaction de panique de la part de certaines personnes ultra conservatrices face à nos revendications, mais je crains qu’on soit plutôt en train d’assister à une société qui se droitise à grande allure, à une poussée de l’extrême droite dans tous les milieux, dans tous les pays et que nous, on soit simplement en train d’essayer de pagayer à contre-courant. La violence, le cyberharcèlement, la régression des droits, ce sont des signaux de tout ça.
L’année 2022 a commencé avec l’affaire PPDA, cela marque-t-il un tournant féministe dans la lutte contre les violences sexuelles et la fin de l’impunité?
Selon moi, l’affaire PPDA est un cas d’école, une version maximisée et visible de ce qui se passe quasi systématiquement dans ce type d’affaires depuis cinq ans. On retrouve à chaque fois les mêmes aspects. Il y a d’abord l’alliance de plusieurs femmes contre un prédateur, exactement ce qui s’est passé avec Harvey Weinstein. Les femmes qui ont témoigné contre l’ex-présentateur de TF1 sont soudées, elles se parlent, se donnent énormément de forces et il y a ici, je pense, un effet bénéfique de réparation et d’apaisement après le traumatisme des violences sexuelles. Cette manifestation de sororité, c’est d’ailleurs le seul aspect beau et efficace de #MeToo d’après moi. Ensuite, il y a la réaction du principal intéressé qui nie les violences sexuelles, qui traite ses accusatrices de menteuses et les attaque en diffamation. C’est ce qui s’était déjà produit dans l’affaire Baupin en 2012. La parole des victimes est toujours remise en cause, que ce soit au sein des commissariats ou de l’entourage. Enfin, la dimension systémique ressort dans l’affaire PPDA: ce dernier a pu agir grâce à tout un système de complicité, c’est-à-dire des dizaines de personnes qui étaient au courant, qui ne disaient rien et qui laissaient monter ces femmes dans son bureau tous les soirs alors qu’elles savaient très bien ce qui allait se produire. Ça montre parfaitement le système de tolérance et la culture du viol. PPDA n’aurait pas agi de cette façon s’il n’avait pas été si célèbre, si riche, si puissant: c’est toute la structuration de la société qui permet à ces figures monstrueuses d’émerger.
On a fêté cette année les 5 ans de #MeToo, tu as écrit que #MeToo a été un échec, une mascarade, pourquoi?
Lorsque je dis que #Metoo est un échec, c’est un peu une provocation. C’est plutôt la réponse apportée à #MeToo qui a été une mascarade. Ce mouvement n’a pas été une révolution comme on a pu le lire ici et là. En effet, il y a eu ce geste courageux et magnifique de centaines de milliers de personnes qui ont osé témoigner dans l’espace public des violences sexuelles qu’elles avaient subi mais derrière, il ne s’est rien passé. Les conséquences de cette prise de parole ont été trop minimes pour que l’on puisse réellement parler de chamboulement ou de prise de conscience. La Fondation des femmes a révélé récemment qu’il y a moins de condamnations pour viols aujourd’hui qu’avant #MeToo: seulement 0,6% des viols ou tentatives de viols ont donné lieu à des condamnations en 2020. Comment mieux prouver que ça n’a rien changé? Si les comportements ont évolué sur le plan individuel, on est encore très loin du compte sur le plan global.
Cette année, la lutte contre les inégalités femmes-hommes a de nouveau été déclarée grande cause du quinquennat, comment cela s’est-il traduit dans les faits?
Je suis un peu déroutée par la facilité avec laquelle le gouvernement édicte des phrases qui sont tellement déconnectées du réel… Certes, il y a eu quelques avancées symboliques, notamment sur l’endométriose et la PMA -même s’il est difficile de créditer cela à Macron, puisque c’est le fruit de 15 ans de luttes. Mais tant que les associations de terrain qui luttent contre les violences au quotidien voient leurs subventions baisser, tant que le planning familial est menacé, tant qu’on remettra en permanence en question dans les médias les droits des personnes trans, tant que le droit à l’avortement ne sera pas protégé, tant qu’on ne réagira pas immédiatement quand un ministre est accusé d’avoir commis des violences sur des femmes, on ne pourra pas dire que ce gouvernement a fait du féminisme sa grande cause: cela n’a pas de sens.
Le modèle de l’hétérosexualité tel qu’on l’a connu jusqu’à présent, ce que tu nommes dans ton livre le “contrat hétérosexuel”, est-il en train de vaciller?
L’hétérosexualité est en crise et la diffusion dans la société de la pensée féministe a des conséquences directes sur le couple et les familles hétérosexuelles. C’est le but du féminisme, qui a une vocation totale à questionner la répartition des rôles genrés dans la société, donc l’hétérosexualité. Plusieurs signaux nous permettent de penser qu’il y aura un délitement progressif de ce modèle. L’augmentation des divorces ou des séparations, par exemple, qui étaient encore rarissimes à l’époque de nos grands-mères. Aujourd’hui, de plus en plus de personnes décident d’élever leurs enfants différemment en se séparant de leur co-parent. Et puis, il y a l’apparition d’autres façons de faire couple, de faire sexe, on parle de pansexualité, d’asexualité, de polyamour. Pour l’heure, cela reste bien sûr ultra marginal. Comme toutes les révolutions anthropologiques, cela se fera petit à petit, sur plusieurs générations.
2022 a vu des tensions dans les milieux féministes se cristalliser autour de la question de la transidentité. Quel est l’enjeu de ce débat ?
Avant tout, je rejette cette idée selon laquelle les féministes se divisent sur la transidentité. Celleux qui questionnent l’existence des personnes trans ne sont pas féministes. Renvoyer le genre à une biologie, voilà précisément la définition de l’anti-féminisme. Que ces personnes aient par le passé accompli des gestes féministes forts et mis en place des modalités militantes hyper intéressantes, comme les collages, ne change rien au fait que le discours qui est produit aujourd’hui autour de cette question est profondément antiféministe. D’ailleurs, ces personnes ne se revendiquent même plus du féminisme et ont inventé un nouveau terme, le femellisme. Tout est dit! Les personnes trans sont pour moi des pionnières d’une lutte contre toutes les assignations et cela, c’est de l’antifascisme. C’est très puissant. Je lutterai toute ma vie pour qu’elles puissent avoir un avenir heureux sans risquer d’être insultées ou tuées en raison de leur identité de genre.
En Iran, on a vu émerger une révolution féministe. En quoi les Iraniennes sont-elles une inspiration pour le monde?
Ce que je trouve extraordinaire, c’est qu’il s’agit d’une révolution féministe au départ, mais surtout d’une révolution tout court, qui permettra peut-être de renverser un régime dictatorial. Il n’y a rien qui puisse me donner plus d’espoir en tant que féministe. Voir des images de manifestations où les slogans féministes sont lancés par des femmes, mais aussi par les hommes qui sont à leurs côtés, voir ces hommes se mobiliser contre le port obligatoire du foulard, c’est absolument merveilleux. Il y a aussi quelque chose de très inspirant dans leur stratégie de désobéissance civile. Sur Instagram, je vois des femmes distribuer l’air de rien aux passants des bonbons, qui contiennent en fait des instructions pour les manifestations. Elles diffusent une parole politique et militante en secret. Si tout cela est très réjouissant, il faut pourtant rappeler que le bilan est abominable et que des centaines de femmes, souvent très jeunes, ont été tuées, ainsi que des milliers de personnes emprisonnées.
Quels défis attendent les féministes en 2023?
Il y a un défi à relever autour des modes d’action. Moi qui ai toujours adoré les manifestations, j’y vais désormais avec la peur au ventre et je n’y emmène plus mes enfants. Merci Darmanin, merci le Préfet Lallement, leur stratégie de découragement a fonctionné. Il faut donc qu’on trouve maintenant d’autres solutions. D’autres modes d’actions. Et je suis hyper impressionnée par des collectifs comme Dernière Rénovation ou Extinction Rebellion, qui se servent de la désobéissance civile, vont se coller au bitume ou lancer des pots de soupe sur des Van Gogh. Je sais que ça génère une colère extraordinaire, et je trouve ça fascinant de voir à quel point une personne de 20 ans, qui se révolte contre le tout charbon en envoyant un pot de soupe sur un Van Gogh, est plus insultée que les ayatollahs ou Vladimir Poutine sur les réseaux sociaux. D’ailleurs, l’intégration des questionnements écologiques dans les luttes féministes me semble une priorité absolue. Je ne comprends même pas que les choses soient traitées séparément. Pour moi, 2023 doit être l’année de Greta Thunberg, de Vanessa Nakaté, de Camille Etienne, de toutes ces jeunes militantes qui m’inspirent énormément. Je voudrais que ce soit un double mouvement: qu’elles se revendiquent de plus en plus du féminisme, et que le féminisme se rapproche de plus en plus d’elles.
Futur·es, Lauren Bastide (Allary éditions), 308 pages, 19,90 €
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