Le jeune bureau de tendance Instinct respire l’air du temps pour dessiner la mode de demain. Au lendemain de la Fashion week de Paris, on a rencontré ses cofondatrices.
Dans le business souterrain des bureaux de style, elles incarnent la relève. Il y a six ans, Caroline Beillerot et Claire Savary créaient Instinct, une agence de tendances spécialisée dans la mode. Leur job: respirer l’air du temps pour conseiller les marques de vêtements sur les tendances de demain.
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Ces deux trentenaires, bientôt rejointes par deux autres stylistes, ont fait leurs armes auprès des cabinets de tendance référents comme Nelly Rodi, Peclers, Promostyl ou l’ex-Stylesight, racheté par WGSN. Des mastodontes et/ou des dinosaures (Peclers existe depuis 1970, Nelly Rodi depuis 1985), challengés par cette jeune garde à l’affût, qui combine une méthodologie héritée de ces grosses structures à une vision résolument personnelle et générationnelle de la mode.
“Instinct se vit comme un collectif et choisit de mettre en avant son travail, plutôt que la personnalité de ses collaboratrices.”
À l’image d’une industrie en pleine mutation, qui a cessé de miser sur le culte de personnalités borderline (cf John Galliano) au profit d’une aura de groupe anonyme (cf Vêtements), Instinct se vit comme un collectif et choisit de mettre en avant son travail, plutôt que la personnalité de ses collaboratrices (d’où la photo dos tournés).
Leur dernière actualité, c’est un cahier de tendances, le tout premier de la jeune histoire de la boîte, qu’elles viennent d’éditer à la demande pressante de leur clientèle, majoritairement chinoise -la cinquième membre d’Instinct, qui assure la fonction d’agent commercial, est d’ailleurs de cette nationalité. Cette bible des bureaux de style, sorte de catalogue ultra haut de gamme qui compile des couleurs, des formes et des textures, est vendue aux marques afin de paver le chemin de leurs prochaines collections: l’ouvrir revient à prendre une bouffée de futur.
Le cahier de tendances Printemps/Été 2017 © Instinct
Dans l’édition Printemps/Été 2017, l’inspiration provient aussi bien de la fin de l’embargo cubain, du dernier film de Christophe Honoré (Métamorphoses) ou du styliste britannique Christopher Kane, que des recherches scientifiques de la NASA pour coloniser d’autres planètes. Bref, une synthèse en images, inspirée et inspirante, de ce qui se passe dans le monde. Alors qu’Instinct part à la conquête du marché français, on a rencontré ses cofondatrices.
Alors que vous êtes françaises, Instinct possède pour l’instant une clientèle essentiellement chinoise. Pourquoi?
Caroline Beillerot: La Chine, c’était l’eldorado ces 10 dernières années. Les Chinois sont très demandeurs, on a signé beaucoup de contrats avec eux. Un peu comme le Japon dans les années 80, c’est l’explosion de la mode chez eux. Ils n’ont pas encore de méthodologie de travail et ils ont tout à apprendre. Du coup, ils viennent chercher du savoir-faire en France.
Quel type de marques conseillez-vous là-bas?
CB: Des marques de prêt-à-porter moyenne gamme, l’équivalent de Maje ou Sandro en termes de prix. Ce sont des chaînes qui comptent généralement 300 à 1200 magasins sur le territoire chinois.
Les consommateurs chinois sont sans doute très différents des Français, non?
Claire Savary: Oui, ça n’a rien à voir. Comme dans beaucoup de domaines, la France a dans la mode une aura particulière qui les séduit beaucoup, mais si on élaborait pour nos clients actuels une collection trop française, ils n’en voudraient pas. Cela dit, ça commence à changer, de plus en plus de marques deviennent très pointues et font des choses très minimales, ce qui n’était pas du tout envisageable il y a encore deux ans. Ça évolue très vite. Bientôt, qui sait, il seront peut-être prêts à faire des couleurs grisées, comme toutes les parisiennes en portent. (Sourire.)
Extrait du cahier de tendances Printemps/Été 2017 © Instinct
En dehors de la Chine, avec quels pays travaillez-vous?
CS: Dernièrement, on a décroché un gros contrat en Turquie, et on est en pourparler avec des clients français. Il y a pour nous une place à prendre ici, car on a une vision plus fraîche, plus actuelle que les autres. De par notre petite taille, on a également plus de souplesse que les grosses boîtes. On peut réellement s’adapter à chaque client, faire du sur-mesure: cela a beau être le discours des grosses boîtes, ça ne reflète pas vraiment la réalité. Et puis, on est peut-être plus libres aussi, on n’hésite pas à aller vers des choses plus osées.
CB: C’est aussi grâce à notre expérience avec le marché chinois, qui nous demande énormément de fantaisie, de rebondir tout le temps. Ils n’acceptent pas qu’on recycle des idées d’une saison à l’autre. On est toujours obligées de se renouveler, du coup notre esprit est habitué à cette gymnastique et on invente plein de choses.
Vous venez d’éditer votre premier cahier de tendances. À quoi ça sert et qu’est-ce qu’on y trouve?
CB: On vent ces cahiers aux marques, afin qu’elles y puisent leur inspiration. Ça leur permet de créer leurs collections et de les structurer. Ça permet aussi parfois aux créatifs des marques de justifier leurs choix auprès de leur direction. Il s’appuient sur ces cahiers pour expliquer pourquoi ils ont choisi de miser sur telle ou telle couleur, par exemple.
CS: On y trouve toutes nos idées, sous forme d’images, réparties en quatre grands thèmes principaux. Il s’agit en fait d’une synthèse de toutes nos influences: on regarde toutes les collections de mode, toutes les expos, les films, on lit la presse… On fait de la recherche iconographique poussée. Et chacune d’entre nous traduit tout cela à sa façon.
On pourrait penser que les marques ont une armée de créatifs et de stylistes en interne pour effectuer ce travail de recherche, non?
CS: Certaines oui, mais pas toutes. Les marques haut de gamme ont des stylistes formés pour ça, ou carrément des pôles tendance qui s’en occupent, et d’autres ont juste des stylistes qui savent faire des vêtements, mais pas créer des histoires, structurer une collection. Chez celles-là, il manque une ligne directrice pour que tout soit logique et bien pensé.
Extrait du cahier de tendances Printemps/Été 2017 © Instinct
Comment se porte la mode en France à vos yeux? Est-ce que les choses bougent?
CS: Il y a un certain renouveau, de jeunes créateurs arrivent chez Courrèges, chez Nina Ricci ou chez Paco Rabanne, comme Julien Dossena -d’ailleurs, ce sont tous des hommes, c’est fou! Mais, les jeunes créateurs français, on ne les voit pas assez. Heureusement que, de temps en temps, certains émergent, comme Jacquemus ou Julien David. C’est la preuve qu’il y a quand même des jeunes en France qui arrivent à faire des choses. Mais je trouve dommage qu’au pays de la mode, ça ne remonte pas plus à la surface. Les Anglais me semblent par exemple beaucoup plus novateurs et pêchus.
CB: Les Italiens aussi. Il y a toute une nouvelle vague qui provient de là-bas. Mais tout ça, ce sont des cycles. Et puis, c’est aussi une question de contexte économique. Pour monter une marque, il faut avoir des investisseurs. Et en ce moment, les Français sont frileux.
Vous avez toutes les deux tenté par le passé de lancer votre propre marque. Cette idée-là, vous en êtes complètement revenues?
CB: Oui, car c’est très dur. Si tu veux que ça marche, il te faut forcément un partenaire financier, comme Pierre Bergé avec Yves Saint Laurent, sinon tu ne gagnes pas d’argent, tu te tues au travail. Il faut tellement vendre, il faut une énorme quantité de points de vente.
CS: Et puis il y a tellement de marques qui existent déjà. C’est saturé. Quand on voit la quantité de défilés de mode, on hallucine. Il y en a trop.
CB: C’est extrêmement délicat de sortir le bon produit au bon moment. Il faut que tels journalistes parlent de toi, il faut que tu sois dans telle boutique, tu dois être amie avec Colette, avec The Broken Arm… Il y a plein de pions qui doivent être gagnants, sinon, tu coules tout de suite.
Extrait du cahier de tendances Printemps/Été 2017 © Instinct
“Conscious”, c’est l’un des mots d’ordre de votre cahier de tendances (Ndlr: rédigé entièrement en anglais). Êtes-vous optimistes quant à une véritable prise de conscience sociale et environnementale de la part de la mode?
CB: Oui! Je trouve que c’est bien engagé. Le “responsable”, tout le monde s’y met.
CS: Ils sont un peu obligés, au risque d’avoir une image déplorable.
Justement, n’est-ce pas juste du greenwashing, de la com’?
CS: Effectivement, je pense qu’il va falloir pas mal de temps pour que la mode évolue en profondeur sur ces questions.
CB: Mais les marques font quand même tout ce qu’elles peuvent à leur niveau, et ce depuis plusieurs années déjà.
CS: Pour nous en tout cas, c’est évident qu’il faut prendre cette voie-là. Ça fait partie de notre génération et de notre sensibilité, jusque dans notre façon personnelle de consommer. Moi par exemple, je dis à mes clients de ne pas utiliser de fourrure animale. Et on sera les premières à conseiller à une marque d’avoir au moins une ligne équitable et respectueuse de la nature. On n’est pas spécialisées dans ce secteur, mais on peut en tout cas les diriger par là.
Et quid de la diversité, dont on a beaucoup parlé lors des Fashion week de New York et Paris?
CS: La mode s’intéresse à la diversité, à l’unique, depuis un moment. Les mannequins transsexuels ou les mannequins femmes posent pour de l’homme et inversement. Les seniors excentriques comme Diana Vreeland et Iris Apfel sont adulées, de plus en plus de femmes mûres et lookées sont prises en photo pour les reports street style. Les mannequins au top depuis quelques saisons sont les filles aux beautés étranges, aux yeux vairons comme Kadri Vahersalu ou au crâne rasé comme Ruth Bell. Les codes de la beauté évoluent, tant mieux!
Propos recueillis par Faustine Kopiejwski
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