Femme forte. Battante. Wonder Woman. Warrior. Super-héroïne du quotidien. Et si, loin d’assurer l’émancipation, ces termes suscitaient de nouveaux complexes?
Elle est la star de la presse féminine. “Successful, libérée des carcans qu’on a pu lui imposer”, la femme forte est, selon Biba, une leadeuse qui dirige sa vie comme une entreprise, “assure au four, au moulin et en confcall client”. “Madame Network”, dixit Madame Figaro, elle “fait autorité sans passer pour une hystérique” et son attitude “[s’assimile] à un comportement masculin”. Qui dit femme forte, dit réussite professionnelle. Nulle surprise si Le Parisien voit en Françoise Gri, ex-dirigeante d’IBM, “un modèle de femme forte”. Le nom de son autobio le suggère: Women power, femme et patron. “Mais cela désigne aussi la mère de famille qui a élevé seule ses enfants”, note Elsa Miské, co-host de Yesss, le podcast des “guerrières”. C’est d’ailleurs ainsi que Sophie Marceau décrit sa mère dans le magazine Elle: “Épanouie d’avoir deux enfants et une vie active, elle n’a jamais pu concevoir l’un sans l’autre, s’est mise à travailler, avait beaucoup de transports en commun […] a dû nous élever seule, avec un petit salaire, c’était une femme forte.”
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Mère Courage, la femme forte gère tout sans faillir. Elle renverse l’idée “selon laquelle une femme est censée être douce, faible et dévalorisée”, note la podcasteuse. Mais la désignation dérange. Coautrice de Beyoncé est-elle féministe?, Margaux Collet y voit “une terminologie façonnée par les réseaux business avides de ‘profils uniques’, un idéal inatteignable que l’on fait miroiter aux femmes, un fantasme pour les hommes”. La preuve du côté du mensuel Cosmo qui considère qu’“une femme qui ignore un homme lui donne l’image d’une femme forte, détachée, inaccessible et donc ultra attirante”. Ou dans la bouche de Carla Bruni qui décoche à propos de Ségolène Royal: “Une femme forte ne déplaira pas aux machos: ils adorent le fouet!” Pas si indépendante, la femme forte est le réceptacle des désirs masculins.
“Soyons juste des femmes”
“Cette formule glorifie la self-made woman néolibérale”, ajoute Margaux Collet, “et divise les femmes en leur faisant croire que s’extirper du patriarcat serait un choix individuel: quand on veut, on peut.” Malgré son attrait, la femme forte confère au slogan “girl power” l’indélicatesse d’un ordre. Chloé le sait. Sous le nom de “la fille-cactus”, cette illustratrice de 22 ans dépeint la solitude féminine. Sa vision de la femme forte? Une funambule à deux doigts de chuter sous le poids des remarques (“elle n’a besoin de personne”, “elle s’en sortira toujours”). Enfant, Chloé pleurait beaucoup. Sa mère lui disait “tu es trop sensible, il faut changer ça”. “Mais en quoi craquer ferait de moi une femme moins indépendante?”, s’interroge-t-elle aujourd’hui. “On tend à enseigner aux petites filles qu’elles doivent encaisser sans dire quand ça ne va pas”, appuie Margaux Collet, pour qui ce violent appel à la force “incite juste à faire culpabiliser les victimes”.
« mais si, c’est une femme forte », « elle s’en sortira toujours », « elle n’a besoin de personne » pic.twitter.com/2sOGpyF33Y
— La fille-cactus (@la_fille_cactus) 3 mai 2019
C’est ce qu’observe le dessinateur Quentin Zuttion. L’une des héroïnes de son prochain album refuse d’être “forte”. “Je veux être légère”, dit-elle. “La femme forte doit assumer le travail, les enfants, et en même temps rester femme -tout est dans ce ‘en même temps’”, explique l’artiste. Au fond, femme forte est un pléonasme, car toutes le sont par défaut. Mais aucune n’a choisi cette considérable charge mentale qu’on lui inflige. “Il faudrait alors redéfinir ce qu’est la force”, ajoute Elsa Miské, qui perçoit de la puissance “dans le fait de parler de ses émotions, savoir écouter, avoir de la compassion, être vulnérable”. Dit comme ça, les badass du cinéma de Tarantino sont moins fortes que la Meg Ryan de Nuits blanches à Seattle. Imaginée par la scénariste féministe Nora Ephron, cette amoureuse passe son temps à pleurer. Faible? Peut-être. Iconique? Assurément. “Comme Demi Moore dans Ghost, elle assume sa fragilité, sa tristesse, sa colère, démontre que toutes les femmes sont ‘fortes’ ou ‘faibles’ à leur façon, font simplement de leur mieux pour vivre leur vie”, analyse Chloé. À l’heure où s’éteignent les brasiers de Game of Thrones, la Mère des Dragons Emilia Clarke en vient à la même conclusion: “Cessez de parler de femmes fortes, soyons juste des femmes.”
« Femme forte » pic.twitter.com/jLl734utNk
— Quentin Zuttion (@QuentinZuttion) 2 mai 2019
“La femme extraordinaire dépend de la femme ordinaire”
“Les femmes ont-elles le droit de juste vivre leur vie?”, s’interroge justement Rebecca Amsellem dans sa newsletter Les Glorieuses. En expliquant que “les injonctions d’infériorité” qui pèsent sur la gent féminine ont laissé place aux “impératifs à être extraordinaires”, l’activiste propose de réhabiliter celle qui “n’a jamais levé sa main en classe”, annule ses rendez-vous et ne veut pas se lever le matin. Mieux, elle cite Virginia Woolf: “La femme extraordinaire dépend de la femme ordinaire.” L’historienne des femmes Marine Rouch l’illustre en étudiant la correspondance épistolaire nourrie entre Simone de Beauvoir et ses lectrices durant les années 50. Ces lettres sont les Mémoires féminines “ordinaires” de femmes au foyer brimées, qui repensent leur condition en lisant de Beauvoir –“Si j’en suis arrivée là, c’est grâce à vous”, écrit l’une d’elles. Selon Marine Rouch, “ces lectrices sont à l’origine de la construction d’une certaine logique de l’œuvre de l’autrice”. En adaptant ses préceptes à leur quotidien, ces anonymes démontrent son impact considérable sur la pensée féministe. “La femme est vouée à l’immoralité car la morale consiste pour elle à incarner une inhumaine entité: la femme forte”, lit-on d’ailleurs déjà dans Le Deuxième sexe, en 1949. Il est urgent de changer de rengaine.
Clément Arbrun
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