En Inde, l’acide peut servir aux tâches ménagères mais aussi à détruire des vies. Chaque année, des centaines d’indien·ne·s sont agressé·e·s par ce produit mortel. Dans 65 % des cas, les victimes sont des femmes. Les raisons? Le refus d’une demande en mariage, le remboursement d’une dot, une vengeance, de la jalousie… Focus sur ce véritable fléau de société, dans un pays où il est difficile de naître femme.
L’Inde, c’est ce pays qu’on imagine volontiers coloré, vivant, et généreux. Mais derrière la carte postale peut aussi se cacher une société archaïque ainsi que des mentalités conservatrices, notamment quand il s’agit d’amour. En Inde, cela reste un sujet tabou, controversé et dangereux car tout est codé, cadré de règles et traditions. En effet, la place publique est dominée par les hommes tout comme l’est le monde du travail. Dans les rues comme dans les commerces, on ne trouve que des hommes. Où sont les femmes? Dans la majorité des cas, elles sont femmes au foyer, notamment quand elles sont mariées et qu’elles s’occupent de la maison et des futurs enfants. Pour celles qui ne respectent pas ces coutumes et se rebellent face à cette société patriarcale, les risques peuvent être grands voire vitaux. L’une des menaces qui pèsent sur elles est celle de l’attaque à l’acide. De nombreux motifs peuvent pousser les hommes à défigurer leur amie, future femme, ou épouse. “La plupart des attaques à l’acide sont réalisées après le refus d’une demande en mariage”, explique Avijit Kumar, directeur adjoint de l’ONG Acid Survivors & Women Walfare Foundation (ASWWF) qui lutte contre ce fléau depuis plus de 20 ans. En effet, le fait de jeter de l’acide sur la victime est vu comme une punition. Dans la circonstance où celle-ci n’a pas voulu se marier, son visage sera brûlé pour qu’elle ne puisse jamais trouver l’amour.
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“Une patiente devra subir une quarantaine d’opérations après l’accident.”
Ainsi, dans le dernier report du National Crime Recors Bureau of India (NCRB), 244 cas de vitriolages ont été reportés en 2017, dont 65 tentatives d’attaque, et ces chiffres sont en hausse chaque année. De plus, de nombreuses agressions ne sont pas déclarées de peur de représailles et de vengeances. Les procédures judiciaires sont très longues et coûteuses en Inde, notamment pour les familles les plus défavorisées. Les corps de l’État sont parfois même corrompus. “Mon ex-mari a donné une somme d’argent importante aux policiers pour bloquer toute poursuite”, confie Rani, brûlée en pleine rue il y a une vingtaine d’années.
Survivre physiquement et mentalement
Rani, 60 ans, a été agressée par son mari quand elle en avait 35. Elle travaille maintenant pour Siragu, une ONG émancipant les femmes par la couture. Son ex-mari est toujours en liberté. Mais de plus en plus d’organisations et de services publics prennent conscience du problème et aident les victimes à se reconstruire, mentalement et physiquement. Dans la plupart des organisations, le travail passe par le traitement chirurgical des victimes, la réadaptation psychologique, la poursuite en justice et la réhabilitation professionnelle. C’est le cas d’ASWWF, une des plus importantes structures, qui œuvre pour la sécurité des femmes et la prévention des attaques.
Lors d’une agression de ce type, c’est tout autant le corps que l’estime personnelle des victimes qui subissent un choc. Les femmes vitriolées ont honte de leur visage et de l’image qu’elles reflètent. Après une attaque, elles sont stigmatisées et vues comme des coupables. C’est la raison pour laquelle elles restent la plupart du temps enfermées chez elles et n’osent plus sortir. La majorité des actes opératoires est remboursée par la sécurité sociale, mais certaines chirurgies supplémentaires sont à la charge de la patiente.
Rani a 60 ans et a été agressée par son mari quand elle en avait 35 © Sonia Reveyaz pour Cheek Magazine
Le docteur Bhaskar Srinivasan est spécialisé dans les chirurgies de l’œil des personnes brûlées, et selon ses chiffres “une patiente devra subir une quarantaine d’opérations après l’accident”. Les médecins travaillent en étroite collaboration avec les ONG qui sont là pour accompagner les victimes dans ces procédures et les aider à gérer financièrement les traitements.
“Les opérations les plus fréquentes sont celles des yeux, explique le chirurgien, car c’est cette partie du visage qui est principalement visée lors de l’attaque.” Les patientes perdent souvent la vue après l’accident, et il leur est quasiment impossible de retrouver parfaitement leur visage, malgré toutes les actions réalisées, aussi délicates et minutieuses soient-elles. Les cicatrices et brûlures restent présentes à vie. “Mais la pire blessure reste la perte d’identité, due à la défiguration”, ajoute le médecin.
“Mon mari n’acceptait pas que je travaille”
Grâce à l’aide des ONG, les victimes sont encouragées à raconter leurs histoires et faire entendre leur indignation. Deepmala s’est fait attaquer à l’acide par son mari il y a six ans. Elle était mariée depuis ses 18 ans. Comme le veut encore trop souvent la tradition, il s’agissait d’un mariage forcé, convenu par les familles respectives des prétendant·e·s. De ce fait, aucune passion ni amour ne régnait dans le couple. Son mari travaille alors pour le gouvernement indien tandis que Deepmala est contrainte de s’occuper du foyer. Une envie folle de s’émanciper de sa maison et de s’épanouir autrement que par les tâches ménagères la rongea. Elle trouve alors d’elle-même un poste dans une école pour enseigner les arts plastiques. Mais ce nouveau travail ne ravit pas son conjoint. “Il n’acceptait pas que je travaille”, avoue-t-elle. Selon lui, “une femme n’est pas censée travailler mais doit s’occuper de la maison et de la vie de famille”. Les menaces ne se font pas attendre mais Deepmala le reconnaît: “J’ai choisi de continuer ma vie professionnelle, je ne voulais en aucun cas quitter mon travail.”
Mais le jour fatidique arriva, les menaces étaient inutiles et le fait qu’une femme défie ainsi son mari n’était plus acceptable pour lui: il décida de lui verser de l’acide sur son visage. Deepmala avait 25 ans, cela faisait huit mois qu’elle était professeure d’une école de son village. Les premières années, elle perd la vue et doit subir plus de 50 opérations. Aujourd’hui, elle a retrouvé son travail et continue d’enseigner, les enfants l’ont questionnée à son retour quant à son changement physique mais une fois la glace brisée, ils l’ont acceptée avec son nouveau visage. Son ex-mari est en prison depuis cinq ans, il en ressortira d’ici neuf. Ses brûlures sont encore présentes, elle a encore besoin de traitements, notamment pour ses yeux dont la peau les recouvre régulièrement. Son visage et son esprit resteront marqués pour toujours.
Deepmala, sur son lit d’hôpital avant sa chirurgie de l’œil. Elle ne compte plus les opérations © Sonia Reveyaz pour Cheek Magazine
La route est encore longue
Comment stopper ces agressions? Selon le docteur Bhaskar Srinivasan, “l’acide est trop facile à se procurer et sa vente devrait être mieux régulée”. En effet, en Inde, il est extrêmement aisé d’en obtenir. Ce liquide mortel est souvent utilisé pour le ménage ou certaines tâches mécaniques. Une licence est censée être demandée lors de la vente mais peu de commerces la réclament. Le prix d’un bouteille vaut entre 20 et 50 roupies, l’équivalent de 40 centimes d’euros. Un flacon peut suffire à détruire une vie.
“Les enfants doivent apprendre qu’une fille doit être traitée comme un garçon.”
Mais ce sont avant tout les mentalités qui doivent changer et l’éducation est une des clés pour tendre vers une égalité entre les hommes et les femmes. “Avec l’association, nous créons des campagnes de prévention et de sensibilisation aux attaques à l’acide dans les écoles car nous pensons qu’il est fondamental d’alerter dès le plus jeune âge les populations, explique Avijit Kumar, de l’ONG Acid Survivors & Women Walfare Foundation. Sachant que 87 % des vitrioleurs sont des hommes, les enfants doivent apprendre qu’une fille doit être traitée comme un garçon, ainsi les risques de violence et de harcèlement reculeront.” Mais le droit à l’éducation n’est pas encore suffisamment uniforme en Inde selon les localités et les situations sociales des familles. Cette institution qui est l’école doit davantage être mise en avant: elle représente une véritable lueur d’espoir pour l’émancipation des femmes et l’éradication des violences.
Sonia Reveyaz, à Jaipur
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