A l’encontre des analyses qui voient le monde comme de plus uniforme et indifférencié, le géographe et anthropologue Michel Lussault oppose les “hyper-lieux”. Des espaces intenses et divers où s’exprime la créativité et la volonté d’engagement social et politique de ceux qui les occupent.
Aux “non-lieux“, autrefois théorisés par Marc Augé, le géographe et anthropologue Michel Lussault oppose aujourd’hui les “hyper-lieux“, comme régime spatial dominant à l’heure de l’urbanisation généralisée des espaces. Des lieux intenses où s’inventent des nouvelles formes de vie politiques et sociales. Concluant une trilogie démarrée avec L’Homme spatial et L’Avènement du monde, Hyper-Lieux renouvelle de manière fulgurante la pensée de la spatialité contemporaine. Rencontre
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D’où vous est venue l’intuition de définir les espaces urbains dominants d’aujourd’hui comme des “hyper-lieux” ?
Michel Lussault – Cette question des hyper-lieux, par opposition à ce que Marc Augé appelle les non-lieux, je l’avais en tête depuis le début de mon travail au début des années 1990. Déjà en 1992, au moment de la sortie du livre de Marc Augé, qui a eu un grand retentissement, j’avais un problème : je n’ai jamais adhéré au concept de non-lieu ; ou plus exactement, je ne l’ai jamais compris. Il y avait pour moi une aporie, une impasse à présenter des espaces ou les activités humaines comme des non-lieux ; mais je ne savais pas l’expliquer. C’était au départ intuitif. J’ai alors documenté peu à peu ma gêne. A l’époque, je finissais ma thèse sur les imaginaires urbains, dans un esprit proche de la sémiologie urbaine, de la sociologie des images ; une géographie tentant de comprendre le rapport des imaginaires aux espaces de vie. La chose s’est en fait décantée chez moi quand j’ai compris que le livre de Marc Augé ne décrit pas un concept mais un imaginaire.
(Flickr)
Comment comprenez-vous le succès de ce concept de non-lieu ?
Deux raisons au moins l’expliquent. Je pense que dans la pensée française, les concepts négatifs sont souvent pris avec plus de considération que les concepts positifs. La négativité conceptuelle est prolifique en France. Dès qu’on dit non à quelque chose, une aura surgit dans le monde de la pensée. Mais je crois aussi que le concept est gorgé d’imaginaire. La métaphore conceptuelle est vive. L’intérêt du concept de non-lieu, c’est qu’il permettait à beaucoup de lecteurs de mettre un mot sur la sensation de l’uniformisation du monde. Le non-lieu est autant une imagination géographique qu’un concept ; je ne le discrédite pas, mais mon livre est une réponse, mais aussi un hommage au fond, à Marc Augé. Ce non-lieu a traduit le trouble devant quelque chose qui renvoyait à l’uniformisation des espaces et à l’idée que devant cette uniformisation l’individu aliénerait son rapport aux choses, à la vérité des lieux.
Owen Byrne, The Mall, Toronto (Flickr/CC)
Mais quel est ce rapport à la vérité des lieux ?
Chez Augé, ce rapport se fait à domicile, dans la résidence : la vérité anthropologique de l’humain se révèle dans son rapport au lieu originaire de tout, le lieu domestique. Or, je critique ici cette réduction de l’authenticité de la relation au lieu ; mon livre “dé-domestique” la relation des individus aux lieux. Il y a selon moi une richesse de la relation aux lieux qui n’est pas celle de la familiarité domestique, mais celle d’une autre familiarité, plus affinitaire. Marc Augé mettait un mot sur le symptôme d’une aliénation aux autres liée à l’anonymat. Après mon précédent livre, L’Avènement du monde, je me suis dit que j’avais le corpus théorique pour entrer dans cette réflexion ; il fallait en découdre avec la globalité du monde pour en venir à l’hyper-localisation du monde.
De 1992 à aujourd’hui, la transformation progressive du monde et des espaces urbains a-t-elle eu un impact dans la construction de votre théorie ?
Oui, je pense que l’analyse de Marc Augé était plus juste en 1992 qu’elle ne l’est aujourd’hui. Nous avons vécu durant une trentaine d’années une mise en parenthèse du local. En raison de l’urbanisation et de ses effets gigantesques, et alors que nous n’étions pas encore confrontés aux conséquences de l’entrée dans l’Anthropocène, cette idée de l’uniformisation et de la perte de diversité du monde était plus flagrante en 1992 qu’aujourd’hui. Or, les travaux de nombreux anthropologues et géographes ont montré que les choses n’étaient pas aussi simples. J’ai vite mesuré que je n’aurais pas à opposer aux non-lieux de Marc Augé et à l’uniformisation du monde simplement l’idée contraire. C’est plus subtil. C’est pourquoi je commence le livre par l’analyse de la théorie de l’aplatissement du monde ; l’idée que le monde deviendrait plat, neutre, liquide. Mon analyse de géographe, attaché aux espaces de micro-échelle, montre au contraire un processus de différenciation. Mais le processus de standardisation du monde existe aussi bel et bien. Ce qui est intéressant, ce n’est pas d’opposer l’uniformisation à la localisation, mais c’est de les mettre en tension. C’est le fil directeur du livre qui cherche à comprendre cette mise en tension, la dialogique complexe, l’invention perpétuelle et réciproque du lieu par le monde et du monde par les lieux qui est caractéristique de la mondialité contemporaine. Cette dialectique entre le local et le global fait que mes lieux sont “hyper“, parce qu’ils participent de cette mise en tension permanente.
(Flickr)
Vous distinguez au sein de ce modèle d’hyper-lieu plusieurs modes autonomes, comme le lieu-événement, l’alter-lieu… Qu’est-ce qui les réunit tous au fond ?
Ce livre est parti d’une conversation avec Pierre Rosanvallon et Ivan Jablonka. Ils m’ont demandé de faire un texte sur les hyper-lieux ubiquitaires – aéroports, gares, malls, places urbaines. Mais après avoir écrit mon texte, je me suis dit que c’était trop partiel ; il manquait quelque chose. Déjà dans L’Avènement du monde, j’arrivais à appliquer à d’autres phénomènes locaux la grille de lecture de mes hyper-lieux. J’ai donc commencé à investir d’autres domaines avec cette grille de lecture que j’avais forgée pour les hyper-lieux ubiquitaires, c’est-à-dire les formes qui sont le plus directement liés à la mondialisation urbaine, qui constituent des motifs du monde urbain, qu’on retrouve partout. J’ai appliqué cette grille aux lieux-événements, aux places occupées, à la ZAD Notre-Dame-des-Landes, au chantier TGV Lyon-Turin, au mouvement néo-localiste du slow food, au mouvement des colibris, à la jungle de Calais… Petit à petit, je me suis dit que tout cela entrait dans un même processus de mise en tension entre d’une part la mondialisation qui produit du générique et qui diffuse partout des genres de vie et d’espaces standards et d’autre part la localisation qui produit partout des différenciations. Chaque lieu devenant hyper, avec une intensité variable, parce qu’il est précisément une fenêtre ouverte et connectée sur le monde global.
Mais quels sont les critères constitutifs de ces hyper-lieux ?
J’ai défini cinq critères. Le premier, c’est le regroupement d’activités et surtout l’intensité de ce regroupement. Place Taksim, à Istanbul, il n’y a pas toute la population turque regroupée, mais il y a une intensité de l’interaction entre tout ce qui est regroupé. Un hyper-lieu est un lieu intense. Second critère : l’hyper-spatialité. Les hyper-lieux sont des lieux où les individus assemblés et les choses assemblées sont toujours susceptibles d’être connectés à d’autres via les réseaux mobilitaires et télécommunicationnels : Times Square est de cela un exemple séminal. Troisième critère, plus étrange pour un géographe : l’hyper-scalarité. Ces lieux jouent sur toutes les échelles en même temps, en raison de cette tension entre le global et le local. Il devient difficile de trouver une taille pour définir un hyper-lieu. C’est pour cela qu’un individu peut devenir lui-même un hyper-lieu ; le monde peut aussi devenir un hyper-lieu. C’est une question de régime de spatialité. Quatrième critère : un hyper-lieu est un espace d’expériences partagées. La lecture de Jean-Marie Schaeffer m’a aidé à formuler cette évolution expérientielle du social. Et cinquième critère : ce sont des lieux d’affinités. On y trouve une familiarité avec autrui, car on est là au fond pour la même chose. C’était important pour moi d’insister sur ce point pour arriver à re-politiser certains lieux qui ne le sont pas. On a par exemple beaucoup de condescendance par rapport aux lieux de commerce comme affinité ; mais c’en est une. Il se construit peut-être une société politique à travers cette affinité.
Ces cinq critères se retrouvent-ils dans tous vos cas d’étude ?
Oui, je retrouve ces cinq critères dans tous mes exemples. A l’aéroport de Dubaï comme à la Jungle de Calais. Parce que la jungle de Calais est un regroupement intense ; ce n’est pas du tout anomique ; c’est hyper-scalaire ; c’est à la fois complètement local, national, mondial, international. C’est expérientiel : tous les gens parlent de leur expérience de la Jungle, y compris ceux qui sont simplement allés la visiter. C’est affinitaire parce que les migrants partagent une affinité élective en étant engagés dans un parcours migratoire. A la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, ce modèle fonctionne moins bien, parce qu’elle est assez vide, comparée à la Jungle ; on est là à la limite du lieu ; c’est plus un territoire local. C’est un hyper-lieu affaibli sur l’un de ses critères ; mais en revanche, c’est hyper-spatial, hyper-scalaire, expérientiel et affinitaire. Tout lieu peut donc être pensé à partir de ces cinq critères ; il y a des régimes d’intensité de l’hyper-lieu. Mais cette hyper-localisation reste un processus générique, caractéristique de la mondialité contemporaine.
La notion d’hyper-lieu est-elle pour vous un concept ?
Oui, un concept de réponse au concept de non-lieu. Un concept qui entre dans une analyse théorique du monde, comme processus d’évolution des sociétés et des espaces humains, en raison de l’urbanisation généralisée des espaces et en raison de l’entrée dans l’Anthropocène.
Mais ce concept décrit-il un mode dominant, ou cohabite-t-il avec d’autres régimes spatiaux ?
Il faut éviter de tomber soi-même dans le panneau de ses concepts. Je fais des sciences sociales pour produire des concepts. Mais je ne veux pas laisser croire que l’espace du monde se résume à ça. Je vois des hyper-lieux partout, mais il n’y a pas que des hyper-lieux dans le monde. J’essaie de montrer que l’hyper-lieu est autant un régime d’action qu’un régime de spatialité ; une manière d’investir l’espace et de se l’approprier. C’est une signature de la contemporanéité. Mais en tant que géographe, je pense qu’il existe d’autres régimes de spatialité qui interagissent avec celui-ci.
C’est pour cela que vous parlez de mise en tension ?
Oui, je parle de mise en tension, car dans tension, il y a quelque chose d’électrique et de physique. Une tension forme et déforme. Norbert Elias parlait de la société à travers la métaphore d’un filet de pêche : chaque fil est identifiable, la trame formée par les fils est identifiable, et dès qu’on touche l’un des fils, tout change. La mise en tension dont je parle, c’est cela : c’est ce qui fait jouer les régimes de spatialité les uns avec les autres, qui produit des effets.
A quoi ressemblent donc les autres régimes de spatialité selon vous ?
Pour moi, il existe au moins deux autres régimes de spatialité légitimes et dominants. D’abord le régime de spatialité globale, celui qui cible la globalité comme référence absolue, alors que l’hyper-lieu vise le local. Exemple : la COP 21 définit un espace global d’intervention. Un second régime existe : le régime territorial, qui renvoie à un territoire géopolitique, à un régime spatial attaché aux limites géopolitiques et à la définition de l’homogénéité intérieure que contient cet espace. La mondialité est donc marquée par la coexistence de ces trois régimes.
A partir de quelles ressources théoriques et pratiques avez-vous construit votre modèle ?
Ce livre est une tentative pour faire tenir ensemble beaucoup d’analyses et de sources d’inspiration. Mon live n’est pas syncrétique ni synthétique ; c’est plutôt un livre composite, pour reprendre un mot de Bruno Latour. Il essaie de composer une intelligence du monde à partir d’influences diverses et variées. Dans mon premier livre, L’Homme spatial, je proposai une théorie de la spatialité à partir de l’individu ; dans mon second livre, L’Avènement du monde, j’essayai de composer une théorie de la spatialité humaine à partir du monde. Dans ce nouveau livre, Hyper-Lieux, concluant une trilogie, j’essaie de composer une théorie de la spatialité humaine à partir des lieux. Si un lecteur a le courage de faire le lien, il pourra constater l’existence d’une méta-théorie de l’espace et de la spatialité humaine, abordée de façon systématique. Ce travail de science sociale, nourri notamment des travaux de la sociologie pragmatique, se veut au service d’une géographie, un peu déroutante sans doute pour ceux qui ne se souviennent de la géographie que par l’école. C’est plus une anthropologie politique de l’espace habité.
En quoi la géographie vous semble nécessaire à la compréhension du monde aujourd’hui ?
Pour moi, le plus grand livre de géographie jamais écrit, c’est Espèces d’espaces de Georges Perec. Mais aujourd’hui, l’intérêt de la géographie est double. Il vient paradoxalement du fait qu’elle a longtemps été laissée à l’écart des grandes avancées théoriques des sciences sociales ; le rapport au temps, plus que le rapport à l’espace, a longtemps dominé le champ de la recherche. A l’écart, la géographie a bénéficié d’une sorte d’appétit pour le franchissement des disciplines. Je me nourris constamment des analyses de non-géographes. Ce que je crois, c’est que la géographie est la continuation de l’anthropologie par d’autres moyens. C’est une démarche qui permet d’aborder les questions sociales à partir d’observations de ce que les hommes font de leurs espaces de vie. J’ai été marqué par ce que dit Foucault des “ensembles pratiques“, c’est à dire, justement, “ce que les hommes font et la manière dont ils le font”. A partir de là, on peut essayer d’identifier des discours de vérité et des normes de véridiction. La géographie, c’est cela pour moi : rentrer par les ensembles pratiques spatiaux. Que font les individus en matière d’organisation et d’usages des espaces de vie en commun ? Je suis très attaché à cette anthropologie pratique des espaces habités.
Pourquoi la géographie est-elle foncièrement politique selon vous ?
J’ai cette conviction depuis que j’ai découvert Hannah Arendt et sa théorie sur le “space in between”: ce qui est politique, dit-elle, c’est l’espace qui existe entre les hommes. Ce que font les hommes à propos de leurs espaces, de leurs relations de distance et d’emplacement, c’est fondamentalement politique. C’est à partir de cela que les sociétés inventent leurs formes de régulation politique. La géographie fait tenir ensemble des analyses mieux qu’aucune autre discipline ne peut le faire. En s’intéressant à la fois aux matérialités et aux imaginaires.
Vous évoquez dans le livre beaucoup de lieux très politiques, rattachés à des formes de contestation radicale. Pourquoi vous êtes-vous particulièrement concentré sur eux ?
Je me suis beaucoup centré en effet sur des formes de mobilisation radicales : les Indignés, Notre-Dame-des-Landes, Occupy Wall Street, la Jungle de Calais, l’alter-urbanisme… Travaillant depuis longtemps sur les politiques métropolitaines, notamment sur le Grand Paris, j’ai souvent interpellé les élus en leur demandant : où sont vos habitants ? Où sont ceux qui font que la mégapole existe aujourd’hui ? Aujourd’hui encore, la plupart des élus n’ont pas compris ce que les mouvements de place révèlent. Il faut considérer ces expérimentations et comprendre ce que cela dit de la société.
Place de la République, Paris, (Flickr)
Votre description du rassemblement Place de la République après l’attentat de Charlie Hebdo est très émouvant. Que signifie pour vous ce moment ?
J’ai découvert ce que voulait dire la “philia“ démocratique ; elle était pour moi un peu abstraite et théorique jusque-là. Ce qui était frappant, c’est qu’il n’y avait pas d’opposants ce soir-là sur la place. Il n’y avait pas d’opposants dans l’ordre du social. J’ai senti l’importance d’être là. Ce moment particulier, où l’être-ensemble d’individus, son “en-commun” avec les autres, se concentre à son emplacement. Dans ces occasions, c’est comme si un endroit vous appelait. Cela peut marquer une vie tout entière. Je ne suis au fond géographe qu’à cause de cela : le mystère et la puissance de l’attachement affectif aux lieux.
Les affects comptent donc beaucoup dès qu’on évoque les lieux ?
L’affect fait sens, surtout celui qui lie aux lieux. Quand on fait raconter des souvenirs à des individus, la plupart du temps, les souvenirs sont spatialisés. C’est une disposition cognitive. La relation à l’espace est une procédure cognitive puissante pour engager le processus de mémorisation. Il existe aussi des hyper-lieux imaginaires ; chez Proust, c’est évident. Des hyper-lieux comme des terres promises. Londres pour les migrants dans la Jungle de Calais, par exemple. Nous vivons dans le devenir du temps, mais nous vivons aussi dans l’immanence de l’espace. On ne peut pas comprendre l’humain sans faire de la géographie !
Propos recueillis par Jean-Marie Durand
Hyper-Lieux, les nouvelles géographies de la mondialisation, par Michel Lussault (320 p, 22 €)
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