Un peu moins d’un an après la sortie en français de Bad Feminist, Denoël publie l’essai autobiographique de Roxane Gay Hunger, une histoire de mon corps. Dans ce récit puissant et nécessaire, elle aborde son agression sexuelle, son rapport à son corps, son féminisme et son expérience quotidienne de la grossophobie.
“La vulnérabilité est un sentiment très inconfortable, expliquait Roxane Gay au Village Voice au moment de la sortie américaine de Hunger. Ce livre était très difficile à écrire. Mais je savais que les choses que j’ai le plus de mal à écrire sont aussi les plus nécessaires, les plus importantes.” Roxane Gay commence son récit par annoncer son poids le plus élevé: 261 kilos pour 1,91 mètre. Elle passe ensuite plus de trois cent pages à mettre du sens derrière cette statistique intime, à démonter les préjugés de son lecteur, à écrire son expérience de ce poids, à expliquer pourquoi et comment elle a façonné ce chiffre et ce chiffre l’a façonnée. Cette “histoire de mon corps” est publiée en France après l’affaire Weinstein et le mouvement #MeToo, mais aux US il est sorti quelques mois avant que la révolte ne gronde. À point nommé pour apporter un témoignage précieux sur les conséquences que peuvent avoir une agression sexuelle sur la vie d’une femme. C’est par ce genre de traumatisme que Roxane Gay entame le récit de l’évolution de son corps.
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Hunger tisse des liens bouleversants entre le corps, les agressions extérieures et les troubles du comportement alimentaire.
À l’âge de 12 ans, celui qu’elle considérait son petit ami et d’autres garçons de son collège la violent dans une forêt. Accablée par un sentiment de culpabilité et de trahison, elle décide de se murer dans le silence et de ne pas en parler à sa famille, pourtant particulièrement soudée. Quand elle part en pension, la junk food en accès libre l’éloigne des plats haïtiens faits maison de sa mère. Dès lors, l’écrivaine et essayiste raconte qu’elle mange pour grossir, pour se construire une “forteresse”, se protéger du regard des autres et particulièrement de celui des hommes. Elle découvre que la minceur est une “monnaie sociale” et elle va s’en servir pour disparaître. “J’avais trouvé le moyen de me cacher au vu de tous, écrit-elle, le moyen d’alimenter une faim que je ne pourrai jamais satisfaire: la faim de ne plus souffrir.” Il est rare que l’on fasse le lien entre traumatisme, santé mentale et poids, habitués à blâmer le manque de volonté, “le manque de discipline” comme Gay le souligne. Hunger tisse des liens bouleversants entre le corps, les agressions extérieures et les troubles du comportement alimentaire. “Nous ravalons [la vérité] et trop souvent elle tourne au vinaigre, lit-on dans son essai. Elle se répand dans le corps comme une infection. Elle se transforme en dépression, en addiction, en obsession, ou en une quelconque manifestation physique de ce qu’il fallait dire, de ce qu’elle avait besoin de dire sans pouvoir le faire.”
“Les femmes noires se voient souvent dénier leur féminité.”
Sa prise de poids inquiète sa famille, qui l’encourage à faire des régimes parfois mauvais pour sa santé. Roxane Gay porte son secret tout au long du collège, où elle traîne sa réputation de “fille facile”, au lycée, puis à l’université. Reçue à Yale, elle changera de filière deux fois avant de décider de disparaître sans laisser d’adresse. Elle suit un homme rencontré en ligne, son seul espace de liberté, pour quelques jours à San Francisco, puis pour une année en Arizona. Ses parents finissent par la retrouver et, grâce à son travail acharné, elle reprend ses études et se trouve une place comme professeure. En parallèle de son récit autobiographique, elle explique son éveil féministe et décortique son expérience de femme noire et grosse dans de petites villes rurales du sud des États-Unis. Comme dans son précédent ouvrage Bad Feminist, elle n’hésite pas à explorer les paradoxes et les contradictions qui la tracassent. Comme par exemple celui d’être grosse et féministe. Le mouvement lui donne l’illusion qu’elle peut occuper tout l’espace, mais elle sait aussi que son corps dérange et se voit forcée à raser les murs. Son poids encourage les gens, qui l’appellent régulièrement “monsieur”, à “effacer son genre”. “La race joue également un rôle là-dedans, explique-t-elle. Les femmes noires se voient souvent dénier leur féminité.” Elle écrit aussi longuement sur son rapport au désir, pour des hommes et pour des femmes, et sur le long chemin qu’elle a parcouru pour se sentir digne d’intérêt et de respect.
Il est urgent de donner une place à chaque corps dans l’espace public.
Roxane Gay l’affirme: Hunger ne parle que de son corps à elle. Mais elle raconte aussi et surtout une histoire de notre société, de ces émissions de télévision voyeuristes comme My 600-lb Life (qui rappelle le projet d’émission de M6 sur la chirurgie bariatrique) à son rapport ambigu à la nourriture. Il s’inscrit aussi dans la lignée d’autres œuvres qui ont brisé le silence autour de la grossophobie, à l’image du puissant témoignage On ne naît pas grosse de Gabrielle Deydier ou du passionnant livre des créatrices du collectif Gras Politique, Gros n’est pas un gros mot. De ces histoires individuelles émergent des revendications politiques dont Roxane Gay se fait aussi le relai. Il est urgent de donner une place à chaque corps dans l’espace public. Cela passe par le regard des autres mais aussi par des aspects concrets: des équipements médicaux adaptés, des places dans les transports publics… Dans les derniers chapitres de Hunger, l’autrice raconte la violence des nombreux affronts qu’elle doit subir chaque jour. Les réflexions qu’on lui crie dans la rue. Les regards affligés des passagers qui s’assoient à côté d’elle dans l’avion. Les proches qui lui envoient des brochures sur les régimes. Le regard des autres femmes quand elle monte sur un vélo elliptique à la salle de gym. Son calvaire pour s’habiller. Et l’avis non sollicité des autres, partout et tout le temps. “Quand vous êtes en surpoids, à bien des égards, votre corps entre dans le domaine public, écrit-elle. Il est constamment à l’affiche. Les gens projettent dessus des histoires qu’ils s’inventent, mais la vérité de votre corps ne les intéresse pas du tout, quelle qu’elle soit.” Hunger, explique l’autrice, n’est pas le récit d’une réussite, ni d’un échec. C’est le récit d’une vie, dans un corps, dans un présent. Un appel salutaire à “prendre conscience de la réalité du corps des autres”. Un message d’une portée résolument universelle.
Pauline Le Gall
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