Dans “Les Femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes?”, Hanane Karimi révèle les liens entre islamophobie et patriarcat.
Dans un essai sans concession qui pose les questions qui fâchent, Hanane Karimi met en exergue la déshumanisation des femmes musulmanes qui portent le voile. Les Femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes?, s’interroge la maîtresse de conférence en sociologie à l’université de Strasbourg, avec un titre qui emprunte à bell hooks et Sojourner Truth, ces deux grandes figures de la lutte féministe et anti-raciste aux États-Unis. En questionnant les lois encadrant le port du foulard en France, et en développant l’idée que les femmes musulmanes y incarnent une “féminité paradoxale”, l’autrice désigne sans détour le plus grand oppresseur de ces dernières: un patriarcat qui ne se situe pas forcément là où l’inconscient collectif l’envisage.
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Votre idée centrale tourne autour du concept de féminité paradoxale. De quoi s’agit-il?
Ce que j’appelle “féminité paradoxale” renvoie à l’articulation entre féminité hégémonique et féminité hérétique. Dans une société donnée, qui s’organise autour d’un ordre social particulier, il y a toujours une injonction faite aux femmes de se conformer à “la” bonne féminité, à la manière d’être une “bonne” femme. Cela, c’est ce que j’appelle la féminité hégémonique. Dès lors, les femmes qui n’endossent pas cette féminité hégémonique, que ce soit pour des raisons raciales, de santé, de sexualités ou des questions morales, incarnent une féminité hérétique. Elles sont des mauvaises femmes, voire des femmes dangereuses. La notion de féminité paradoxale indique cette double catégorisation chez les femmes musulmanes qui portent le foulard: elles incarnent à la fois une féminité hégémonique, au regard de l’orthodoxie musulmane, et une féminité hérétique au regard de l’ordre hégémonique et de la féminité occidentale et française. Cette double catégorisation, avec le paradoxe qui la constitue, est ce que j’appelle la féminité paradoxale.
Le titre de votre livre parle de “femmes musulmanes”. Mais celles dont vous parlez sont spécifiquement les femmes musulmanes qui ont pris le voile. Pourquoi n’avoir pas titré sur les “femmes voilées”?
Car je serais alors tombée dans une catégorie construite que j’analyse et que je ne veux pas mobiliser, en tout cas pas dans un titre. La catégorie des “femmes voilées” est pour moi problématique car on en parle comme d’une catégorie fixe, comme si le voile devenait l’élément constitutif de ces femmes, comme s’il prenait le pas sur leur subjectivité, leur féminité et leur humanité. Dire les « femmes voilées » c’est participer à leur altérisation, qui s’inscrit dans un processus de déshumanisation comme je le montre dans mon livre.
En quoi l’islamophobie vécue par les femmes est-elle particulière, comparée à d’autres formes de racisme?
Tous les racismes ont un argument, un critère qui justifie leur déploiement. Concernant l’islamophobie, il y a quelque chose de l’ordre d’un héritage, d’un inconscient collectif dans lequel l’islam est associé au danger. L’islamophobie vécue par les femmes qui portent le foulard est particulière car c’est une expérience sociale totale, faite de violences et d’exclusions basées sur une correction permanente. Cette correction, qui relève plus globalement d’une disciplinarisation, se donne des atours de civilité, ou de pratique sophistiquée de mise à l’index. Elles sont exclues d’espaces communs, des espaces de travail, des espaces de loisirs et des espaces de formation. L’islamophobie a pour but d’invisibiliser ces femmes, de les empêcher de circuler, de les circonscrire à leurs espaces communautaires ou domestiques afin qu’elles disparaissent. Sous prétexte de progressisme, d’égalité hommes-femmes ou de protection contre le terrorisme, il s’agit en réalité d’une exclusion très violente pour celles qui la vivent et dont les coûts sociaux, psychologiques et biographiques sont élévés.
En France, les femmes sont-elles nombreuses à vivre ce racisme?
Oui, les chiffres nationaux et internationaux le montrent (Ndlr: d’après le collectif Nous Toutes, 75% des agressions islamophobes visent des femmes). Toutes les femmes musulmanes qui portent le foulard en France expérimentent ce racisme sous une forme ou une autre. Étant donné qu’elles sont visibles et identifiables comme musulmanes, elles deviennent les cibles toute désignées de personnes qui agissent pour l’ordre hégémonique et qui le justifient par le fait que l’islam est le danger. Or, que fait-on, face à un danger? Ceux qui se pensent les plus vaillants s’y opposent frontalement quand d’autres l’évitent. Beaucoup de personnes qui se pensent éclairées et vaillantes, alors qu’elles sont islamophobes et racistes, se dirigent donc contre les femmes musulmanes en les sommant de se justifier, de se conformer à la manière dont on vit « ici ».
La question du voile divise profondément les mouvements féministes. Quel est selon vous l’angle mort des féministes universalistes, qui combattent le port du voile?
Quand on s’inscrit dans un paradigme particulier, quand on croit soi-même d’une certaine manière, que ce soit de manière universaliste ou de manière religieuse, cette croyance devient le prisme à partir duquel la vérité s’évalue. Parfois, notre paradigme est faussé parce qu’il comporte des biais, notamment le biais racial comme je le montre dans mon livre en ce qui concerne les féministes universalistes, qui hiérarchisent selon leur propre croyance universaliste. Je pense que parmi les universalistes, beaucoup ne se rendent pas compte à quel point elles reproduisent elles-mêmes une exclusion contre des femmes. Cette résistance est pour moi symptomatique du déni de leur propre violence raciale, mais aussi de leur propre aliénation. Car, en fait, nous sommes tou·tes aliéné·es -même si cela n’efface aucunement les privilèges sociaux liés à la classe, au genre et à la race. La domination aliène autant les dominant·es que les dominé·es. Ainsi, les féministes qui sont les défenseuses d’un certain ordre social sont aliénées à un ordre racial dans lequel elles sont privilégiées. Elles reproduisent un sexisme racial, ce qui est très paradoxal pour des féministes.
En s’intéressant à l’intersectionnalité des luttes, les mouvements féministes actuels ont-ils globalement évolué dans le bon sens sur la question de l’islamophobie?
Certains mouvements se disent intersectionnels, mais il y a beaucoup d’effet de déclaration, ce qui ne transforme pas les pratiques dans ces espaces. Il y a, de manière très marginale et minoritaire, des mouvements de femmes musulmanes autonomes, je pense au Syndicat des femmes musulmanes de Grenoble ou à Lallab. Mais globalement, j’ai l’impression que la question n’est pas prise à bras le corps comme un problème politique majeur qui nécessite de repenser les luttes féministes. Quand je regarde certaines émissions télévisées qui traitent de questions féministes, les plateaux sont entièrement blancs. Quand il s’agit de pouvoir de décision ou de représentation, la question de l’islamophobie est très peu intégrée. Dans certains grands collectifs ou mouvements féministes, cette question est même complètement occultée. Elle dérange, comme si les violences faites aux femmes musulmanes n’étaient pas des violences faites à des femmes.
Vous démontrez dans votre livre que les lois qui restreignent le port du voile sont totalement contre-productives. Pourquoi?
Car en réalité, tout le monde se fiche des femmes qui portent le foulard par obligation. Sous couvert de protéger des mineures qui seraient influencées par cette vision hégémonique de la bonne féminité musulmane, comme avec la loi du 15 mars 2004 par exemple, on exclut des jeunes filles. Mais en fait, en excluant des jeunes filles et des femmes qui sont déjà éduquées, réceptrices de ce discours religieux, on les marginalise et on les invisibilise. Il y a un renvoi à la sphère domestique quasiment inéluctable par l’effet de ces lois. Finalement, là où elles peuvent apparaître sans problème, c’est dans les quartiers populaires et dans les espaces communautaires. C’est là que je trouve les effets de ces lois contre-productifs: elles n’améliorent en rien la vie des femmes concernées.
Vous expliquez qu’avoir ôté le foulard, après l’avoir porté pendant 22 ans, n’a pas mis fin au patriarcat dans votre vie. Qu’entendez-vous par là?
Porter ou non le foulard, chez les hommes de ma famille, n’a jamais été une question. Le jour où je l’ai retiré, le sujet n’a même pas été évoqué. Je trouve cela hallucinant, cette circonscription du patriarcat aux musulmans. Quand on m’interroge sur “peut-on être féministe et musulmane?”, je me demande toujours comment on peut me poser une telle question. Elle dévoile l’essentialisation de celui ou celle qui questionne. Spécifier le patriarcat aux quartiers populaires, aux non-blancs et aux musulmans empêche de voir à quel point on baigne, en France, dans un patriarcat archaïque au possible, que toute femme expérimente quotidiennement même si elle n’en est pas consciente. Le sexisme ordinaire est là, il est dans nos espaces de travail, de loisirs et même de luttes. Et puis, une femme est tuée tous les trois jours dans notre pays sans que personne au niveau politique ne prenne de dispositions concrètes et radicales pour que cela cesse. Moi, je suis assez révoltée sur cette question-là. Quelle est cette société dans laquelle les violences sexistes et sexuelles sont un problème mineur au niveau politique? C’est moins important que l’armement ou que l’ISF! La vie des femmes compte donc si peu? Et pourtant, quand le problème est assigné aux musulmans, il devient majeur. Quand je donne, dans mon livre, l’exemple de Nicolas Sarkozy qui dit qu’il n’y a pas de place dans notre pays pour les hommes violents et qui propose un billet aller simple pour la Tunisie, l’Algérie, le Maroc ou ailleurs, je me demande vraiment de qui se moque-t-on? Quand ton agresseur ou ton oppresseur s’appelle Richard ou Jean, tu fais quoi? Retirer le foulard n’a pas mis fin au patriarcat dans ma vie car, hélas, la fin du patriarcat, ce n’est pas pour demain et qu’en tant que femme, la domination masculine reste la règle dans notre société.
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