Dans un documentaire galvanisant, la réalisatrice Sonia Gonzalez retrace l’histoire du camp de Greenham Common, où des femmes se sont opposées à l’arrivée de missiles nucléaires dès les années 80.
C’est un documentaire puissant, qui rend justice à un important mouvement de femmes effacé de l’histoire. Dans Des Femmes face aux missiles, Sonia Gonzalez (Riot Grrrl, Les Filles aux manettes) retrace l’épopée Greenham Common, cette action non violente menée par des milliers de femmes en Angleterre sur presque vingt ans, du début des années 80 à celui des années 2000. L’histoire, retracée par certaines de ses protagonistes dans un livre de la collection Sorcières chez Cambourakis, est celle d’un groupe de femmes ayant décidé, en pleine guerre froide, de camper près d’une base militaire pour y empêcher le déploiement de missiles nucléaires. Un formidable exemple de mobilisation et de ténacité en milieu féministe -souvent associé d’ailleurs au mouvement écoféministe-, que la documentariste retrace dans un film foisonnant d’archives, où la musique tient aussi une importance particulière (le duo Memorials, composé de l’ex-Electrelane Verity Susman et de son acolyte Matthew Simms de Wire, y déploie une bande-son idéale qui fait écho aux chants des militantes). Récompensé au FIGRA et au Festival de Luchon en 2022, cet indispensable témoignage de lutte féministe est désormais accessible à tou·tes sur le site d’Arte et sera diffusé sur la chaîne le mardi 13 juin.
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Comment t’es-tu intéressée au sujet?
En tant que documentariste, je m’intéresse aux histoires méconnues de luttes et d’engagement féministes. Je n’avais jamais entendu parler des Greenham women avant de découvrir l’ouvrage d’Alice Cook et Gwyn Kirk, Des Femmes contre des missiles, enfin traduit en français et publié en 2016 aux Éditions Cambourakis, sachant qu’il était sorti en 1983. En le lisant, je me suis demandé comment une histoire de lutte aussi inspirante et incroyable pouvait être à ce point méconnue, d’autant que toutes ses protagonistes sont encore en vie et qu’il existe énormément d’archives.
Comment le camp de Greenham a-t-il débuté?
À la fin des années 70, l’OTAN a décidé de déployer des missiles nucléaires dans ses bases en Europe pour répondre à la menace soviétique. La France n’était pas concernée car il n’y avait pas de base militaire de l’OTAN, mais on en trouvait en Angleterre, en Allemagne ou en Italie. En Angleterre, la base choisie était celle de Greenham Common dans le Berkshire, où une centaine de missiles devaient être déployés. À Cardiff, un groupe de femmes déjà actif dans la lutte antinucléaire s’est alarmé. Dans l’intimité d’une cuisine, elles ont décidé d’agir en organisant une marche. Elles ont marché pendant une dizaine de jours dans l’indifférence la plus totale et quand elles sont arrivées devant la base nucléaire, on les a prises pour les femmes de ménage et on leur a dit de revenir le lendemain matin. Elles se sont donc enchaînées aux grilles pour protester. Il n’y avait rien d’illégal à camper devant la base militaire alors elles sont restées une nuit, puis deux, puis trois, et puis le Guardian a publié un article avec une photo choc (Ndlr: les femmes de Greenham portant un missile et affublées de masques tête de mort) et suite à cela, les gens sont venus.
Pourquoi le camp s’est-il constitué en non-mixité?
Au début, il y avait des hommes. Mais tout le monde a compris que leur présence rendrait les échanges avec la police et les militaires plus violents. Et puis, les femmes voulaient être les porte-paroles de ce mouvement et s’il y avait eu des hommes, elles n’auraient pas eu cette latitude car c’est forcément à eux que la presse se serait adressée. Elles voulaient porter elles-mêmes leurs revendications, que leur parole ne soit pas parasitée. La non-mixité a été votée et tout de suite acceptée. Mais beaucoup d’hommes ont soutenu le mouvement, en s’occupant de la cuisine, des enfants, ou en faisant la navette. L’avantage de la non mixité au début, c’est que les autorités étaient totalement désarmées d’être confrontées uniquement à des femmes. Cela permettait aux femmes de développer des stratégies d’action directe non violente typiquement “féminines”.
Quelles actions menaient-elles sur le camp? Greenham était-il un laboratoire d’activisme?
Il y avait des stratégies classiques d’action non violente comme la chaîne humaine. Mais elles ont vraiment développé le tissage, une technique déjà éprouvée par les femmes de la Women’s Pentagon Action aux US. L’idée était de cacher le grillage de la base et de l’embellir en faisant de la broderie. D’opposer quelque chose de pacifiste à l’horreur des barbelés. Il y avait aussi beaucoup de chants, utilisés pour revendiquer, se donner du courage, juguler une certaine adrénaline, communier et porter des messages de paix et de résistance. Elles se sont aussi déguisées à plusieurs occasions. Elles jouaient beaucoup au chat et à la souris avec les autorités, mais de manière très poussée. On caricature souvent ces femmes en disant qu’elles ne faisaient que chanter et se déguiser, mais c’était beaucoup plus intense que ça.
Qui étaient les femmes qui ont rejoint le camp?
C’est justement la variété de leurs origines sociales qui m’a interpellée. Il y avait bien sûr des militantes pacifistes et antinucléaire, mais aussi des femmes lambda qui ressentaient tout à coup cette urgence à agir. Le camp proposait une simplicité d’action car la première chose demandée était juste une présence. Pas forcément sur la durée d’ailleurs, il y avait un roulement: être là pour un week-end, apporter des habits et de la nourriture. Il y avait en revanche peu de femmes de couleur. Elles étaient beaucoup plus invisibilisées dans les mouvements féministes de cette époque. Beaucoup de chômeuses étaient présentes, beaucoup de jeunes, d’étudiantes ou même de lycéennes. Tout le monde pouvait être une Greenham woman.
Quelle a été la réaction des autorités?
Les autorités ont mis longtemps à les prendre au sérieux car elles ne pensaient pas qu’elles allaient rester. J’ai pu le constater en accédant aux archives privées de Margaret Thatcher et aux échanges avec le gouvernement: au début on les prend vraiment pour des hippies, mais à mesure qu’elles restent et qu’elles perturbent le bon fonctionnement de la base, surtout lorsque les missiles doivent arriver, ça se tend. Thatcher a la pression des américains qui lui demandent pourquoi ces bonnes femmes sont toujours là. La réponse des autorités est allée crescendo, notamment parce que le ministère de la Défense a donné l’instruction de ne reculer devant rien. Ils étaient prêts à ce qu’il y ait des blessées et des mortes. Il fallait que ces femmes partent. Mais les autorités avaient beau démanteler les tentes, elles se remontaient toujours. Il y avait une ténacité hallucinante, surtout que c’était un campement de fortune, il faut imaginer qu’on était en Angleterre et qu’elles vivaient sous des bâches en toute saison. Elles sont arrivées en plein été et tout le monde pensait qu’elles allaient partir l’hiver. Sauf que non.
Avaient-elles l’opinion publique de leur côté?
Le gouvernement de Thatcher voulait que les médias décrédibilisent le mouvement auprès de l’opinion publique. La base militaire était située dans une région très conservatrice et les femmes allaient régulièrement dans la petite ville voisine pour acheter à manger, prendre une douche ou boire un verre au pub du coin, et il y a eu de plus en plus de problèmes. Des endroits où on leur fermait les portes, des récits d’agression. L’opinion publique était montée contre ces femmes, notamment par le biais des tabloïds qui utilisaient des gros titres d’une bassesse incroyable.
Au niveau de la loi, que risquaient les femmes sur place?
De se faire arrêter. Les prisons étaient régulièrement pleines de Greenham women. On m’a raconté qu’elles s’interpellaient d’une cellule à l’autre. Les plus grosses peines ont été administrées à celles qui ont fait des incursions sur la base militaire, comme lors de l’opération Dancing on the silos où, comme son nom l’indique, elles sont allées danser sur les silos.
Ont-elles fini par obtenir gain de cause?
Ce qui est très inspirant, c’est qu’elles étaient là pour protester contre les missiles, et quand ils sont arrivés, elles n’ont pas renoncé. Et ce, pendant des années. Elles auraient pu se dire que c’était foutu et elles sont restées jusqu’en 1987 et la signature du traité qui a permis le démantèlement des ces missiles. Et ce qui est encore plus fort, c’est que quand les missiles sont partis, elles sont encore restées. Elles étaient bien moins nombreuses évidemment, mais une grosse poignée a continué à se battre pour que la base militaire redevienne un terrain communal et c’est ce qui s’est passé, des années plus tard.
Qu’y a-t-il à l’emplacement de Greenham Common désormais?
Des arbres! On peut encore y voir les silos, qui sont recouverts d’herbe. Une scène de Star Wars a été tournée là il y a quelques années, le lieu sert régulièrement de décor pour le cinéma. Mais c’est surtout un immense parc où l’on peut voir des chevreuils, des lapins et un petit memorial pour les Greenham women.
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