Directrice de recherche au CNRS et directrice d’études à l’EHESS, Gisèle Sapiro a supervisé le Dictionnaire international Bourdieu : une somme de plus de 600 entrées pour mieux connaître l’œuvre et la vie de Pierre Bourdieu.
Alors que cette année Pierre Bourdieu aurait eu 90 ans, les éditions du CNRS publient un livre monumental, qui fera date dans la documentation de sa pensée : le Dictionnaire international Bourdieu, composé de plus de 600 entrées (on peut en consulter douze consacrées au politique sur ce lien), écrites par une centaine d’auteur·rices spécialistes des différents aspects de son œuvre. Il a fallu six ans au comité éditorial (composé de François Denord, Julien Duval, Mathieu Hauchecorne, Johan Heilbron et Franck Poupeau), sous la direction de la sociologue Gisèle Sapiro, pour en arriver à bout. A cette occasion, nous nous sommes entretenus avec la directrice de recherche au CNRS, ancienne élève de Pierre Bourdieu, sur la postérité de sa pensée.
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Quelle est la genèse de ce Dictionnaire international Bourdieu ?
Gisèle Sapiro – L’idée est née de Grégoire Kauffmann, qui était éditeur chez CNRS Editions, où je dirige la collection Culture & Société. Il existait certes un Dictionnaire Bourdieu de Stéphane Chevallier et Christiane Chauviré, et un dictionnaire brésilien intitulé Vocabulario Bourdieu, mais il manquait quelque chose qui fasse un tour non seulement de l’œuvre mais aussi de la vie de Pierre Bourdieu, et des rapports entre les deux. J’ai immédiatement accepté d’en prendre la direction. J’avais déjà fait partie de l’équipe du Dictionnaire des intellectuels français, et j’ai tout de suite imaginé les lieux, les institutions, les personnes, les disciplines, et non seulement les concepts qui pouvaient constituer des entrées. De plus, j’étais connectée au réseau international des spécialistes de Bourdieu, des gens qui l’avaient connu, appartenant à plusieurs générations. Ça a pris du temps, puisque cela fait six ans que nous travaillons sur ce dictionnaire, mais c’était une opportunité extraordinaire. Et nous nous sommes bien amusés à établir la liste des entrées avec l’équipe éditoriale que j’ai réunie, même si l’entreprise était titanesque.
Quelle est votre propre relation à Bourdieu ?
J’ai découvert l’œuvre de Bourdieu à l’Université de Tel-Aviv, où j’étudiais la littérature comparée et la philosophie. Mon professeur, Itamar Even-Zohar, était un des principaux introducteurs de Bourdieu en Israël. Il le connaissait, était en contact avec lui depuis le début des années 1980, avait fait traduire certains de ses textes en hébreu, qui faisaient partie des listes de lectures pour nos cours, et il avait prévu d’en faire une anthologie. En tant que Française, j’étais impliquée dans ces traductions de Bourdieu. Puis, quand je suis venue à Paris mener des recherches en vue de mon mémoire de master qui portait le rôle des intellectuels dans la construction de la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale à la Libération, Even-Zohar a tenu à ce que je le rencontre. A la suite de quoi je lui ai envoyé un projet de thèse sur le champ intellectuel à cette époque, qu’il a accepté de diriger.
Quand, après avoir soutenu ma thèse [publiée sous le titre La Guerre des écrivains, 1940-1953, Fayard, 1999, ndlr], je suis entrée au CNRS en 1995, j’ai continué à travailler dans le laboratoire qu’il avait fondé, le Centre de sociologie de l’éducation et de la culture (devenu le Centre de sociologie européenne), en étant en contact avec lui. J’ai aussi un peu collaboré à la revue Liber. Longtemps après sa mort, de 2010 à 2014, j’ai dirigé le laboratoire, qui venait de fusionner avec le Centre de recherches sociales politiques de Paris-1. Beaucoup de contributeurs du dictionnaire en sont membres, ou ont été formés dans ce laboratoire, qui s’appelle à présent le Centre européen de sociologie et de science politique.
Quels souvenirs gardez-vous de lui ?
Il était très à l’écoute en tant que formateur. J’ai beaucoup appris de sa pédagogie, qui était nouvelle pour moi. Dans ses séminaires, on exposait des recherches, et il les commentait en étant très attentif aux faiblesses et aux qualités de chacun. Il poussait les quantitativistes vers le qualitatif, et inversement. Il encadrait plus d’étudiants qu’il n’en dirigeait effectivement. Il concevait son rôle comme celui d’un “entraîneur”, comme il nous l’a dit plusieurs fois. De même qu’il avait placé la pratique au cœur de sa pensée, il voyait l’enseignement et la recherche comme une formation pratique, dans la réflexion commune, et pas du tout comme un enseignement théorique.
On était censés avoir lu, bien sûr, mais ses séances de séminaire étaient consacrées aux méthodes, à la construction de nos objets, aux interprétations des résultats. Le centre était composé de chercheurs qui travaillaient sur des sujets très différents, mais avec une approche et des outils conceptuels communs, il en allait de même pour les doctorants. Il était aussi très attentif aux questions de genre. Il encourageait les filles à être plus sûres d’elles. Il sentait nos inquiétudes, nos angoisses. Il avait un côté rassurant, bienveillant, encourageant. Il était très défensif des jeunes, des nouveaux entrants.
Vous abordez aussi, dans ce dictionnaire, l’intellectuel engagé qu’il était. Cet aspect était-il transparent dans son travail ?
Il s’est toujours attaqué à des sujets brûlants, dès le début de sa carrière – il a par exemple travaillé sur la société algérienne en pleine guerre d’Algérie –, mais avec les outils distanciés de la recherche – les enquêtes de terrain, les statistiques… –, qui permettent d’objectiver les choses. Sur la méritocratie scolaire, il a conçu un nouvel indicateur des chances d’accès à l’enseignement supérieur : il ne suffit pas de comparer le pourcentage des enfants des différentes classes sociales dans l’enseignement supérieur, mais il faut rapporter ce pourcentage à leur part respective dans la population. Ce calcul permet de prendre la mesure des inégalités : si l’on est issu d’une profession libérale, on a 80 fois plus de chances de faire des études supérieures que si l’on est fils de salarié agricole.
De même, dans La Distinction, il a développé des analyses permettant de comprendre les hiérarchies symboliques infimes qui peuvent générer de la souffrance, du fait que les individus ne cessent de se classer. Quand je suis arrivée au labo en tant que doctorante, au début des années 1990, l’enquête sur le malaise social – qui donnera La Misère du monde – était en cours. Il en parlait de temps en temps dans les séminaires. Nous suivions ses cours au Collège de France sur l’Etat : là encore, une objectivation très distanciée. Je n’ai jamais entendu de lui des propos clairement politiques dans un séminaire, mais il y avait des allusions, et sa sociologie était tout, sauf neutre, car c’était une sociologie critique, qui portait au jour les formes de domination.
En 1995, quand il a commencé à s’engager dans le mouvement de grèves, on était tous dans la rue. Pour nous, c’était un symbole très fort qu’il prenne position. D’autant que ce n’était pas quelque chose qu’il faisait très fréquemment. C’est alors qu’il a constitué le groupe et les éditions Raisons d’agir. Il a publié Sur la télévision, le premier titre de cette collection. Puisque l’Etat et les entreprises avaient recours à des expertises pour étayer leurs politiques néolibérales, il voulait mettre des données scientifiques ou des résultats de recherches à dimension critique à disposition du mouvement social, et rectifier des contre-vérités diffusées par ce discours néolibéral, qui présentait les politiques d’austérité et de dérégulation comme une fatalité. Il y voyait la destruction d’une civilisation.
Reste-t-il beaucoup d’anti-bourdieusiens ?
Oui bien sûr, surtout en France d’ailleurs. La principale résistance à son œuvre est due à la mise au jour des mécanismes de domination. Certaines personnes refusent de reconnaître qu’il y a un arbitraire de la domination. Ses adversaires se tournent vers les notions de légitimité et d’autorité, pensant qu’elles sont naturelles et bien fondées, alors que tous les travaux de Bourdieu ont montré que les inégalités de dispositions héritées et acquises, de capital économique, culturel, social et symbolique sont le fondement d’un arbitraire de la domination, et de la capacité d’imposer des hiérarchies symboliques et des identités légitimes. La compréhension de ces mécanismes permet de les surmonter.
Il est aussi souvent accusé de déterminisme par ceux qui nient les déterminations sociales, alors même que, tout en portant au jour ces déterminations, sa théorie sociologique insiste sur la marge d’improvisation des individus dans le cadre des possibles qui s’offrent à eux, et qui sont inégalement distribués – à l’instar des chances de faire des études supérieures. Mais les dominants préfèrent penser qu’ils doivent leur position sociale à leur talent, à un don naturel. Comme les croyances collectives reposent sur la méconnaissance, voire la dénégation, il n’est pas surprenant qu’il y ait des résistances à l’objectivation sociologique.
La critique des médias est-elle d’origine bourdieusienne ? Est-ce un champ qu’il a contribué à développer ?
Son livre, Sur la télévision, a contribué au développement de ce champ, c’est sûr. Mais il n’en est tout de même pas à l’origine. La critique des médias n’est pas née des années 1990. On peut la faire remonter à Balzac dans Illusions perdues, et on peut citer Gabriel Tarde, Karl Kraus, ou encore Antonio Gramsci. L’Ecole de Francfort a également critiqué les industries culturelles. La critique de Bourdieu est cependant d’un autre ordre. Il a donné des outils sociologiques pour penser la clôture du champ journalistique sur lui-même, comme il l’a fait pour la politique : le jeu des concurrences internes, la dépossession des profanes, les conditions d’accès inégales à l’espace public, à la sphère des médias, les porte-paroles qui soulèvent le problème de la délégation comme remise de soi, la production de l’idéologie dominante, etc. Il l’avait aussi fait sur la question de l’opinion publique : ce que les sondages induisent comme distorsions, en posant aux gens des questions qu’ils ne se posent pas, en renforçant les inégalités en termes de capital culturel, et l’impossibilité d’exprimer une opinion politique construite selon les catégories dominantes, ou d’affirmer une position dans l’espace public.
Quels sont les concepts bourdieusiens qui sont passés dans le langage courant (ou presque), selon vous ?
Le concept de “capital culturel” est le plus évident. C’est celui qui s’est diffusé le plus tôt et le plus largement dans la sphère publique, en France et dans le monde. Celui de “distinction” aussi. Les autres sont plus abstraits, même si, quand je prononce le mot de “capital symbolique”, c’est souvent repris, ça parle tout de suite. Bourdieu a forgé des concepts qui sont des constructions délibérément abstraites pour se détacher du sens commun, comme “habitus”, mais assez éloquentes pour pouvoir être appropriées. Le concept de “violence symbolique”, moins souvent mis en avant quand on parle des concepts de Bourdieu, est aussi assez parlant, mais requiert d’être explicité, car il suppose que les dominés participent à leur domination sans pour autant être consentants, du fait même qu’ils ont intériorisé les schèmes de perception et de hiérarchisation dominants.
Avez-vous une idée du nombre de doctorants dont les travaux s’inspirent directement de ceux de Bourdieu aujourd’hui ?
Il y a actuellement au CESSP-CSE une cinquantaine de doctorants, français et étrangers, une trentaine a soutenu depuis 2012, et il y en a d’autres ailleurs (notamment parmi les politistes, mais aussi en lettres), en France comme en Belgique, aux Etats-Unis, au Brésil, en Argentine, en Italie, en Israël… Plusieurs d’entre eux ont contribué au Dictionnaire – et la coordinatrice éditoriale Hélène Seiler en fait partie.
Pendant longtemps, la pensée bourdieusienne a été réprimée en France dans beaucoup de départements de sociologie, et cela a continué même lorsque Bourdieu est devenu le sociologue vivant le plus cité au monde. Il y avait l’école de Touraine, l’école boudonienne, et l’école bourdieusienne. Les deux premières occupaient les postes qui détenaient la maîtrise de la reproduction, ceux du “pôle du capital temporel du champ académique”, comme disait Bourdieu. Il prenait donc peu de doctorants français, car ils avaient beaucoup de mal à trouver des postes ensuite. Quand j’ai soutenu ma thèse et que j’ai commencé à candidater, Bourdieu m’avait dit – je m’en souviens très bien : “Il faut me renier pour avoir un poste”. C’est hors de question, lui ai-je répondu. Heureusement, aujourd’hui les étudiants continuent à redécouvrir sa pensée.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Dictionnaire international Bourdieu, sous la direction de Gisèle Sapiro, CNRS éditions, 1000p., 39€
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