Dans son nouvel essai, « Penser dans un monde mauvais », Geoffroy de Lagasnerie milite pour un modèle de sciences sociales qui soit en même temps une pratique de connaissance, et déstabilisatrice.
Pourquoi écrire des livres lorsque ceux-ci se donnent pour objet la seule description du monde ? A quoi cela sert-il d’analyser le fonctionnement de l’ordre social si les effets de cette objectivation ne conduisent pas à en déstabiliser l’équilibre figé ? Peut-on être sociologue ou philosophe sans être en même temps rebelle à l’idée même d’une répétition des choses ? Pour Geoffroy de Lagasnerie, cette interrogation sur l’articulation de l’activité intellectuelle au monde “n’est pas une question parmi d’autres” : elle devrait selon lui être au cœur de la réflexivité des chercheurs.
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C’est précisément cette question qu’il creuse dans son nouvel essai, Penser dans un monde mauvais, édité dans la collection des PUF dirigée par l’écrivain Edouard Louis : une sorte de discours de la méthode adressé à ceux qui voudraient concilier écriture théorique et pratique contestataire, ou qui ne mesurent pas encore que toute forme d’écriture théorique ambitieuse constitue, en soi, une pratique contestataire. Car, “décrire, connaître et mettre en question sont une seule et même chose”, souligne Geoffroy de Lagasnerie, qui prolonge ici l’objet de ses précédents livres (Juger, l’Etat pénal face à la sociologie ; L’Art de la révolte, Snowden, Assange, Manning ; Logique de la création).
L’objet de ce nouvel essai est donc bien de “concevoir une pratique des sciences sociales qui soient en même temps une pratique de connaissance et une pratique déstabilisatrice”. Devant chaque projet, un chercheur devrait à chaque fois se demander : “Est-ce que ce que je fais va m’inscrire dans ce que Foucault appelait la grande confrérie de l’érudition inutile, c’est-à-dire dans ce groupe d’individus qui professent un savoir pour rien et écrivent des livres qui à peine imprimés, sont refermés et dorment ensuite sur des rayons ? Ou est-ce que cela va changer quelque chose pour quelqu’un quelque part ?”
Pour éclairer la relation dialectique entre connaissance et intervention, le sociologue insiste sur la nécessité de distinguer les “questions” et les “modes de questionnement”. Il existe par exemple des modes de problématisation qui fonctionnent “comme des opérations de diversion et de dessaisissement par rapport aux problèmes réels qui devraient être posés”. Or, le mode de problématisation le plus juste, c’est à dire le plus “éthique” reste celui qui part de la double prise en compte du monde et de notre situation à l’intérieur de celui-ci.
Contre l’abdication politique et intellectuelle
Dans ce face-à-face avec le monde, “nous devons avoir en tête que le monde est mauvais, injuste, traversé par des systèmes de domination, d’exploitation, de pouvoir et de violence qui doivent être stoppés, mis en question et transformés”, insiste l’auteur, comme une condition préalable de l’écriture. Une écriture qui n’a même pas besoin de revendiquer son engagement, dans la mesure où elle l’est mécaniquement, dès lors qu’elle s’ajuste à la nécessité d’un rapport critique au monde. “Lorsqu’on décide de s’inscrire dans le monde de la pensée”, la forme de notre activité ne peut qu’être décidée en regard de cet horizon contestataire.
C’est en quoi la posture de neutralité, même bienveillante ou axiologique (adieu Barthes, adieu la sociologie dominante…), est rejetée par l’auteur comme le signe d’une abdication politique et intellectuelle. Le désengagement, “voire l’aspiration falsificatrice à une sorte de neutralité imaginaire”, suscite chez lui une grande perplexité. “Etre neutre dans un monde en guerre, c’est laisser la guerre se poursuivre”, écrit l’auteur. “Il faut concevoir la (fausse) neutralité comme un engagement contre l’engagement, comme une dénégation de la situation d’engagement”, renchérit-il.
S’appuyant en grande partie sur la tradition de pensée de l’école de Francfort, Geoffroy de Lagasnerie interroge les “formes de travail intellectuel et culturel” permettant de “contribuer à modeler et à être une pratique progressiste”. Développant ses arguments, nourris par les lectures de ses auteurs préférés – Theodor Adorno, Max Horkheimer, mais aussi Judith Butler, Pierre Bourdieu, Michel Foucault, Joan Scott… –, l’auteur propose de distinguer les pratiques d’écriture dites “fonctionnelles” de celles, “dysfonctionnelles” Les premières contribuent à perpétuer les systèmes de pouvoir, qui les ratifient et participent de leur fonctionnement ; les secondes contribuent à combattre ou à mettre en question ces systèmes.
Max Horkheimer, fondateur de l’école de Francfort
La pratique dysfonctionnelle de la pensée, théorisée par Geoffroy de Lagasnerie, est avant tout celle qui révèle les failles de la société : des failles indexées à la “violence“ et à la “fausseté“ qui définissent le régime dominant du monde social. “La vérité du monde, c’est sa fausseté”, écrit l’auteur. “Ce qui est violent dans une société, c’est l’écart entre la façon dont nous sommes traités et la réalité de ce que nous sommes ; l’écart entre la façon dont on parle de nous et ce que nous vivons ; c’est cet écart-là qui produit de la violence”. Connaître le monde social, c’est ainsi “objectiver cet écart”, “révéler de la violence et de la répression”.
Ne pas se soumettre à l’ordre dominant
Or, pour parvenir à cette fin de la révélation, il importe de penser en termes de totalité, et non pas seulement en termes de projet spécialisé, isolé et local. L’auteur occulte sans doute un peu rapidement les nombreuses recherches qui à partir d’enquêtes locales déploient des réflexions infinies dépassant le cadre même de leur expérience ethnographique. Mais “à la pensée par objet“, trop réductrice, Geoffroy de Lagasnerie oppose “la pensée par système”, plus ample.
L’amplitude d’une telle approche totalisante reste la voie qui peut permettre des effets de révélation à soi-même, à sa propre position dans le monde. Si tous les individus sont pris dans des cadres qui leur échappent, si les divers déterminismes et principes de non-transparence des acteurs à eux-mêmes, entravent la compréhension de soi, le geste de pensée dysfonctionnel ou critique permet de “reconstituer des significations cachées, c’est-à-dire nous départir de nous-mêmes et nous découvrir autrement que nous ne croyions être”.
Penser dans un monde mauvais, c’est d’une certaine manière tenter de conquérir, en soi et pour soi, une liberté relative : celle de ne pas se soumettre totalement à l’ordre auquel ce monde mauvais nous assigne. Et lui opposer, dans un geste double, la lucidité du penseur et l’utopie du militant.
Jean-Marie Durand
Penser dans un monde mauvais, par Geoffroy de Lagasnerie (PUF, collection Des mots,120 p, 12 €), sortie le 11 janvier
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