Dans Gazer, mutiler, soumettre, l’économiste Paul Rocher élabore une critique étayée des armes non létales. Une contribution novatrice au débat sur les violences policières.
Dans l’histoire récente, la mort de Rémi Fraisse, tué par un tir de grenade offensive à Sivens en 2014, et celle d’Adama Traoré, décédé en 2016 après avoir été plaqué au sol par plusieurs gendarmes, ont suscité une prise de conscience aiguë sur les violences policières. Depuis, les séquelles causées par l’arsenal policier sur les corps des manifestants et des habitants des quartiers populaires font l’objet d’un débat public animé, ravivé par la répression des Gilets jaunes, et plus récemment par la mort de George Floyd aux Etats-Unis. Le fait que l’Etat français ait publié un appel d’offres de 3,6 millions d’euros pour du gaz lacrymogène le 3 mars “au profit de la police nationale et de la gendarmerie nationale”, en pleine crise du coronavirus, n’incite guère à l’optimisme sur sa modération en matière d’armes non létales. Dans ce contexte, et alors que l’IGPN (la police des polices) a été saisie de plusieurs plaintes pour violences policières pendant le confinement, le livre de l’économiste Paul Rocher (un pseudonyme), Gazer, mutiler, soumettre. Politique de l’arme non létale (La Fabrique), contribue à une critique rationnelle, étayée et de plus en plus partagée des armes non létales. Nous l’avons longuement interrogé sur les raisons de leur expansion.
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D’où vient le projet d’écrire ce livre ?
Paul Rocher – Ça part d’une frustration. Le sujet des violences policières est beaucoup débattu, mais on est dans le constat, l’observation. On en parle généralement sous l’angle de la doctrine : les policiers sont-ils mal dirigés ? Le préfet a-t-il une vision particulièrement répressive du maintien de l’ordre ? Les ordres viennent-ils du ministre de l’Intérieur qui veut provoquer des situations de violence ? Je voulais pour ma part élaborer une théorie de l’arme, en m’intéressant à la manière dont l’outil influence les actes. Assez vite, j’ai constaté que s’il y a une augmentation phénoménale des violences policières, avec des mutilés et des morts, c’est parce que la disponibilité de ces armes dites “non létales” induit un usage plus important et plus précoce. On tire plus vite, et on tire plus facilement. Paradoxalement, elles ne produisent pas un maintien de l’ordre plus doux, mais au contraire une brutalisation du maintien de l’ordre. Il y a quelque chose d’extrêmement important qui se passe à ce niveau, et ça transparaît dans les statistiques que je mets en avant.
Que montrent ces statistiques ?
Les statistiques sont très partielles, elles sous-estiment le phénomène, mais ce sont celles du ministère de l’Intérieur. Elles nous indiquent qu’en 2018 les forces de l’ordre ont tiré à balles en caoutchouc environ 480 fois plus sur des manifestants qu’en 2009 pour atteindre le chiffre extrêmement élevé de 19 071 tirs sur des civils. C’est assez frappant. Pour les grenades de désencerclement (GMD), la tendance à la hausse est tout aussi claire : en 2018, la police a utilisé 50 fois plus cette arme qu’en 2009.
Comment expliquez-vous cette croissance exponentielle de l’usage des armes non létales en France ?
Équiper les policiers d’armes non létales correspond à un choix technique, mais il s’insère dans un projet politique précis. Ce choix intervient au moment où il y a une transformation néolibérale de la France : on démantèle les acquis sociaux, on introduit davantage de mécanismes de marché, on creuse les inégalités… La population qui est attachée à ces acquis sociaux a du mal à l’accepter. Il y a donc un potentiel de contestation très fort. C’est là que les gouvernements font appel aux armes non létales, avec lesquelles il n’y aurait pas de danger, et qu’ils pourraient donc utiliser sans que personne ne se plaigne. Or on se trouve finalement dans la situation inverse : l’utilisation des armes non létales génère un débat public. Selon un sondage de janvier 2019, 54 % des personnes interrogées sont pour l’interdiction du flash ball dans l’arsenal policier. Finalement, l’Etat ne peut plus réprimer en douceur, comme il le souhaitait.
Ces dernières années, les armes dites “non létales” ont entraîné des décès : celui de Rémi Fraisse en 2014, et celui de Zineb Redouane en 2018…
Oui, et c’est sans compter les dizaines de mains arrachées et de personnes éborgnées. On dit que le LBD 40 est non létal, mais il ne l’est qu’à condition de respecter une distance minimale de tir de dix mètres, que la cible soit dans des conditions physiques et psychologiques particulières, que le tir soit réfléchi et réalisé avec une bonne luminosité… La non létalité ne peut pas être réalisée en condition réelle. Selon sa définition l’arme non létale ne peut tuer, ni laisser des blessures permanentes, qui handicapent. Pourtant, à titre d’exemple des médecins de l’Université de Grenoble ont mis en évidence que le Flash-Ball est une arme “potentiellement létale”. Malheureusement, jusqu’à aujourd’hui, ces études sont restées dans le cadre confidentiel des revues académiques.
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Comment expliquez-vous que les achats publics d’armes non létales se soient envolés ces dernières années, y compris pendant la crise du coronavirus, puisqu’il y a eu un appel d’offres de l’Etat pour du gaz lacrymogène ?
D’après les chiffres, même partiels, que j’ai consultés, on voit très clairement que sur les 20 dernières années les trois quarts des dépenses dans ce domaine ont été effectuées pendant les années 2010. L’économiste Bruno Amable a publié un livre en anglais en 2017 sur “la transformation structurelle de la France” [Structural Crisis and Institutional Change in Modern Capitalism : French Capitalism in Transition, ndlr]. Son idée phare, c’est que la décennie 2010 correspond au moment central de basculement de la France vers un modèle pleinement néolibéral. Les gouvernements successifs, dont celui d’Emmanuel Macron, qui est la synthèse politique des ambitions néolibérales de la droite et du Parti socialiste, veulent forcer cette transformation. Et comme celle-ci est fortement contestée dans la population, le rôle des armes non létales est d’autant plus important.
En tant qu’économiste spécialiste de l’économie internationale, quel regard portez-vous sur l’industrie de la répression ?
Le secteur des armes non létales se porte beaucoup mieux que le reste de l’économie. Il est perçu comme un marché en pleine croissance par les investisseurs. Il y a quelques années, on pensait que le secteur de l’armement non létal allait vraiment se développer en Asie du sud-est, et dans certains pays autoritaires. Aujourd’hui, le potentiel de marché est très important à peu près partout. On le voit aussi dans l’indice boursier de l’industrie de l’armement non létal, le SGI Global Security Index, qui affiche une performance largement supérieure à celle de l’ensemble des entreprises tous secteurs confondus.
Le gouvernement justifie l’existence de ces armes par le fait qu’il y a des “casseurs” qui sont là pour en découdre en manifestation. En quoi votre théorie invalide-t-elle ce discours ?
Face à la brutalisation du maintien de l’ordre, les personnes qui envisagent d’aller manifester s’équipent en conséquence, car elles veulent éviter de se faire blesser. Elles viennent donc avec des masques, des lunettes, des casques. Ces objets servent à désigner des personnes comme des “casseurs”, mais ils ont en réalité pour fonction de protéger les individus. Dans les comptes rendus des premiers procès des Gilets jaunes accusés de violence, on constate qu’il n’y avait pas beaucoup de “professionnels du désordre” parmi eux. Ce sont des gens “normaux” qui se sont juste dits qu’ils voulaient éviter de perdre un œil ou d’avoir des problèmes de respiration. Ils se sont équipés par pur esprit pratique. Et pourtant c’est utilisé par la police comme indice de dangerosité et de mauvaises intentions.
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Qu’advient-il des policiers mis en cause dans des cas de violences ?
Le risque de sanction pour les policiers est extrêmement faible. En 2018, la justice a saisi l’IGPN de 1200 enquêtes, dont la moitié concernait des violences policières. Sur tous ces cas, moins de dix policiers ont eu une sanction pour violences volontaires. Cependant, de plus en plus de gens regardent ce que fait la police, filment les interventions, deviennent qu’ils le veulent ou non des acteurs contre les violences policières. Dans le passé c’était peu documenté, on pouvait difficilement convaincre que c’était un vrai problème. C’est une évolution importante.
Les choses vont-elles changer, dans l’ère post-crise du coronavirus, du point de vue de l’utilisation de ces armes ?
Pour l’instant ni la néolibéralisation, ni l’armement des forces de l’ordre ne sont mis en cause. L’appel d’offres que vous mentionnez en est une illustration. Par contre, en avril on pouvait constater la pratique bien rodée du recours généreux aux armes non létales dans les villes les plus durement touchées par l’accélération des difficultés sociales déclenchée par le confinement. Enfin, un contraste frappant apparaît entre la gestion publique de l’équipement médical et celle des armes non létales : d’un côté c’est la pénurie, de l’autre c’est le recours à plusieurs fournisseurs français en même temps “par souci de disponibilité permanente”, pour emprunter les mots du ministère de l’intérieur.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Gazer, mutiler, soumettre. Politique de l’arme non létale (La Fabrique, sortie le 5 juin 2020)
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