Il ne se passe pas une seule semaine sans qu’il surgisse dans la rubrique faits divers: le “frotteur du métro” est toujours là. Mais pourquoi parle-t-on de “frotteur” et pas “d’agresseur”?
À Paris, plus de 1000 agressions sexuelles ont été dénombrées l’an passé dans les transports en commun. Au travers de ces témoignages sont évoqués ceux que l’on nomme les “frotteurs”. Dans le métro, ils se frottent aux usager·e·s, caressent des passagères, se masturbent, jusqu’à l’éjaculation parfois. Mais pourquoi appelle-t-on ces agresseurs des “frotteurs”? Et faut-il en finir avec ce terme? On s’est posé la question.
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Le dico à l’heure #MeToo
En février dernier, un “frotteur” du métro qui sévissait à Paris a été condamné à un an de prison ferme. Certaines victimes n’hésitent plus à filmer leurs agresseurs. Le terme semble terriblement actuel. Pourtant, il n’a rien du néologisme. Si le mot date du XIVème siècle, désignant ceux qui frottent les parquets ou les meubles, son usage contemporain apparaît dès 1883 dans les textes encyclopédiques. Agissant au milieu de la foule, le “frotteur” fait état d’une perversion sexuelle clinique, frottant ses organes génitaux contre des individus féminins dans des endroits bondés. “Le mot est attesté depuis longtemps, mais on ne le trouvait pas forcément dans les dictionnaires non spécialisés, car il était considéré comme familier ou relevant d’un jargon spécial (celui de la police)”, développe la maîtresse de conférences en langue française Laélia Véron, pour qui le terme a été largement popularisé depuis, “notamment avec tous les débats autour du harcèlement sexuel dans les transports en commun”. Ce n’est d’ailleurs pas anodin si le “frotteur” intègre notre langue un demi-siècle après l’apparition en France desdits transports.
On les appelle communément les « frotteurs ».
Ils sévissent le plus souvent dans les transports en commun.
Face à ce phénomène et, plus largement, contre les agressions sexuelles dans les transports, des équipes dédiées ont été déployées pour intervenir rapidement & efficacement. pic.twitter.com/HaiSHtuvJL— Laurent Nunez (@NunezLaurent) 8 mars 2019
Le frotteur, achève le linguiste Alain Rey dans son Dictionnaire historique de la langue française, est celui “qui cherche à aguicher par des contacts physiques plus ou moins furtifs”. Pour plus de précisions sémantiques, il faut s’aventurer du côté du Petit Robert, qui a accueilli le terme -comme ceux de “queer”, “grossophobie” ou “écriture inclusive”- dans les pages de sa dernière édition en date: le frotteur est “une personne qui recherche les contacts érotiques en profitant de la promiscuité dans les transports en commun”.
#gênant la définition de @LeRobert_com du nouveau mot 2018 #frotteur : une « personne, souvent homme, qui recherche les contacts érotiques à la faveur de la promiscuité des transports en commun ». Il ne manquerait pas la notion d’absence de consentement et d’agression sexuelle ?
— Thierry Vallat (@MeThierryVallat) 14 mai 2018
Mais cette définition ne convient pas. Pire, elle indigne. Sur les réseaux sociaux, on conteste l’usage du mot « “érotique”, ce qualificatif qui, à l’instar du verbe “aguicher”, ferait presque du frotteur un dragueur comme un autre. “Pour beaucoup de lecteurs, ‘érotique’ avait une valeur positive (alors que ce n’est pas toujours le cas) et la notion de non-consentement n’était pas assez claire”, admet le lexicographe Edouard Trouillez, qui participe à la rédaction de l’ouvrage de référence.
Du frotti-frotta au troussage de domestiques
La “polémique du Robert” a eu le mérite d’éveiller les consciences: la définition du terme a été modifiée sur la version numérique du dictionnaire. Est désormais frotteur “la personne (un homme, le plus souvent) qui profite de la promiscuité des lieux publics, notamment des transports en commun, pour rechercher l’excitation sexuelle, par des contacts subreptices avec une autre personne”, rappelle avec minutie Edouard Trouillez, qui nous affirme que cette actualisation figurera dans la future édition papier. Comme on peut le voir, cette définition est dépourvue du mot “érotisme”. Mais également d’un autre: consentement. Pour pallier ce manque récurrent, l’article du Robert précise qu’en France “les frotteurs peuvent être condamnées pour agressions sexuelles”.
Bravo @franceinter pour cet article qui parle d’agresseur sexuel et pas de tripoteur ou de mains baladeuses (le terme frotteur est, lui, utilisé entre guillemets). On peut aussi saluer la contextualisation chiffrée à la fin. #Lesmotstuent https://t.co/WFemXTl9gY
— Sophie Gourion (@Sophie_Gourion) 19 janvier 2019
Il n’empêche, quelque chose dérange dans cet intitulé à la fois précis et vague. Pour la linguiste Sophie Wauquier, “frotteur” est un mot “métonymique” en cela qu’il illustre l’acte physique qu’il désigne (le frottement, la masturbation qui en résulte) mais le fait “de manière euphémisée”. Cette dénotation pointe du doigt l’acte, mais pas l’agression, ne laisse entrevoir que la surface de la situation. En somme, “il dit implicitement tout”. L’érudite poursuit: “Le frotteur est ‘l’agent’ du frottement, celui qui frotte, quelque chose ou quelqu’un, mais l’on ne sait pas trop quoi. C’est un mot qui dit et qui ne dit pas.” Au gré des articles, le terme devient tantôt “frotteur en série” ou “serial frotteur”.
Plus la situation est grave, moins le mot paraît crédible. Puisqu’il désigne un geste, le frotteur côtoie des expressions familières: le “coureur de jupons”, les “mains baladeuses”. Des dénominations qui font de la “liberté d’importuner” un jeu de séduction ludique -bien qu’aussi archaïque que le “droit de cuissage”. Pour Laélia Véron, ce champ lexical se prolonge jusqu’au tristement fameux “troussage de domestiques” décoché par le journaliste Jean-François Kahn lors de l’affaire DSK. Cette euphémisation constante semble faire de la moindre agression un “non-événement”.
Dans le cas de “frotteur”, “utiliser un euphémisme pour un tel comportement a pour effet d’en minimiser le caractère indésirable”.
L’enseignante-chercheuse en linguistique Maria Candea s’étonne d’ailleurs de l’écho entre le “frotteur” et le “frotti-frotta”, cette expression populaire “désignant les couples qui dansent de manière très rapprochée, sexuelle”. Rien ne semble rapprocher les deux pratiques -l’une est consensuelle- mais un lien les unit: la langue, son usage, sa nature étonnamment implicite. Dans le cas de “frotteur”, “utiliser un euphémisme pour un tel comportement a pour effet d’en minimiser le caractère indésirable”, déplore la spécialiste. Ce qu’englobe le phénomène du “frotteur” témoigne d’une incapacité à dire l’agression sexuelle. Tantôt elle sera minimisée, tantôt déréalisée: c’est ce que démontre la campagne de lutte contre le harcèlement dans les transports imaginée par le RATP, qui fait dudit “frotteur”…un requin tout droit sorti des Dents de la Mer.
“La langue évolue puisque le monde évolue”
Alors, pourquoi ne pas simplement remplacer “frotteur” par “harceleur”? “Il faudrait trouver un mot plus précis”, conteste la sociolinguiste Maria Candea, “car ‘harceleur’ est trop vague, désigne beaucoup de choses à la fois”. Autre souci, l’acte du “harcèlement” n’implique pas toujours le contact physique, la masturbation ou l’exhibition. Et “agresseur” alors? “C’est un mot très large. ‘Frotteur’ est plus précis pour ce qu’il désigne, et suffisamment installé dans le vocabulaire français”, avance Edouard Trouillez. Si le terme de “frotteur” semble trop familier pour être modifié, son sens, lui, peut l’être, enrichi de nuances et de subtilités qui permettraient de saisir la réalité de la situation dans sa globalité.
Avec Catherine Millet, qui n’est pas avare en litotes, ne dites plus agresseur sexuel, ou même « frotteur du métro » dites « homme en errance sexuelle ».
🙃🙃🙃 pic.twitter.com/WOT9ztur7E— Laure Salmona (@curiosarama) 16 février 2018
Les évolutions se font en effet par le biais du langage. Loin d’être anodin, le choix d’un mot “reflète les structures de pouvoir dans une société donnée”, affirme Sophie Wauquier. Le langage s’exprime à l’extérieur -par écrit ou à l’oral- mais rend compte d’habitudes comportementales que l’on porte en soi. “Il y a des attitudes que l’on intériorise. On ne se dit pas qu’elles sont normales, mais inévitables, attendues, d’où l’absence d’insistance sur la notion de ‘harcèlement’ ou de consentement”, détaille la linguiste, pour qui l’époque change et avec elle “les représentations sociales” qui la définissent. Actualiser le corps des mots, c’est bien là le travail des petites mains du Robert, qui “font attention aux termes nouveaux mais aussi aux événements liés à l’actualité”, précise Edouard Trouillez. Le lexicographe nous l’assure: “On se pose davantage la question de la représentation du masculin et du féminin lorsque l’on rédige une définition. Il ne faut jamais oublier que la langue évolue puisque le monde évolue.”
Clément Arbrun
Ce papier a été initialement publié sur le site des Inrocks.
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