Avec Une théorie féministe de la violence, Françoise Vergès met au jour “l’obsession punitive de l’Etat” et ses contradictions. Puisant dans les sources de la violence, l’essai prend le contre-pied du féminisme carcéral et propose une autre forme de protection.
Féminicides, viols, agressions, harcèlements… Si les mots pour désigner les violences sexistes et sexuelles ne manquent pas pour décrire une triste réalité, comment qualifier celle des institutions ? C’est la question que soulève la politologue et militante décoloniale Françoise Vergès dans son nouvel essai Une théorie féministe de la violence – Pour une politique antiraciste de la protection (Ed. La Fabrique). Elle y dresse une critique du recours à la police et à la judiciarisation des problèmes sociaux et offre une réflexion sur « la violence comme élément structurant du patriarcat et du capitalisme, et non comme une spécificité masculine ». Et nous encourage à repenser l’obsession étatique punitive au profit d’une protection communautaire et d’une justice davantage réparatrice.
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De quel constat est né votre livre ?
Françoise Vergès – De plusieurs. D’une part je voulais sortir de l’image binaire de la violence qui réside dans celle des hommes bourreaux contre les femmes victimes. Il me paraissait important de l’analyser comme un élément fort et central de déchaînement de violences dans le monde au 21e siècle – une époque où l’on aurait pu penser qu’on tendrait vers une société plus paisible. Les féminicides, la dévastation environnementale, les crimes, la pauvreté, les migrants noyés… Nous vivons dans une avalanche quotidienne de violence. D’autre part, je suis frappée par l’écart entre les incroyables avancées technologiques et scientifiques, et cette part de l’humanité jetée dans une vie sans l’accès aux besoins basiques.
En 2019, l’hymne du collectif féministe chilien LasTesis, « Un violador en tu camino » a résonné partout dans le monde. En quoi ce happening vous a-t-il particulièrement marqué ?
Cette performance du collectif LasTesis a été incroyable. Par ses paroles déjà, et puis, bien évidemment, par sa forme qui est très forte. Elle témoigne d’une énorme inventivité très présente dans les mobilisations récentes qui ont traversé l’Amérique du Sud. En pointant du doigt le patriarcat, l’Etat, les juges, et la police, ces féministes lient avec intelligence les viols et la responsabilité des institutions. Cette réunion d’une théorie politique et d’une forme artistico-culturelle m’a bouleversée. J’y ai vu un moment de bascule : d’une analyse à un mouvement qui a circulé et a été repris dans plusieurs pays.
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Dans votre livre, vous citez la militante décoloniale et politologue argentine Karina Bidaseca « Le genre est comme la race, une fiction puissante », qu’entend-elle ici exactement ? Pourra-t-on jamais le dépasser ?
Le genre et la race sont des fictions puissantes puisqu’elles ont des impacts énormes sur nos vies. L’identité femme ou homme est extrêmement normée. Etre une petite fille ou un petit garçon n’est pas une liberté, c’est un espace dans lequel on peut expérimenter tout un tas de choses, mais c’est également une fiction, au sens où ces expériences pourraient être tout aussi différentes. Rien ne devrait nous interdire de dépasser ces normes historiquement construites : être une femme n’a pas eu la même signification à d’autres époques. Malgré tout, il réside des constantes qui se lisent à travers différentes inégalités, notamment économiques. Il est important de souligner qu’être un homme est tout aussi entravé. La force physique, l’argent, le pouvoir, le fait de ne pas pleurer… Toutes ces données ont également été historiquement construites, il y a même eu des époques où, au contraire, les hommes devaient montrer des émotions très fortes.
Les normes qui déterminent les genres sont extrêmement strictes et présentent des obstacles et des entraves à une découverte de soi. Rester ou devenir femmes ou hommes devrait avoir des définitions beaucoup plus hybrides. Je m’intéresse beaucoup à toute cette recherche qui émerge autour des intergenres et de l’envie de ne pas se plier à ces normes punitives, qui entravent et blessent. Des nouvelles générations revendiquent cela, et il faut les entendre.
Le collectif des mamans de Mantes-la-Jolie est, selon vous, un exemple d’autodéfense communautaire, en quoi change-t-elle la donne ?
J’étais présente lors de leur première manifestation, et j’avais été frappée par leurs discours très politiques, allant dans le sens d’une transformation de la manière dont on perçoit le monde et dont on agit dessus. Ces femmes n’étaient, pour la plupart, jusqu’ici pas des militantes et n’étaient pas politiquement engagées. Elles ont pourtant pris conscience de l’urgence qu’il y avait à protéger leurs enfants contre une violence d’Etat. La façon dont elles ont élaboré un discours et se sont montées en collectif de femmes issues d’une banlieue dont personne ne se soucie réellement dans un pays aussi centralisé que la France, je trouve que cela questionne beaucoup de présupposés. Il faut les prendre au sérieux. Ces mouvements signalent le profond désir d’autonomie qui traverse certains groupes et qui est souvent entravé par les institutions – pas seulement par l’Etat, également par les partis politiques et les syndicats.
En mettant les luttes antiracistes et anticapitalistes au-dessus du sexisme ne craignez-vous pas de créer une sorte de confusion ?
Il faut sortir de cette question de priorité. La race est une modalité à travers laquelle le genre femme a été pensé. Je tiens à ce propos à souligner que, pour moi, la lutte antiraciste ne parle pas d’une question de couleur mais d’une structure de domination à travers laquelle la classe et le genre sont pensés. Ainsi, en questionnant cette structure, j’attaque autant le sexisme que la question de la classe sociale. Le capitalisme n’est absolument pas neutre, ce n’est pas seulement une idéologie, il en résulte une exploitation pure et concrète, qui nous traverse et qui fait que l’on consent à des inégalités et des injustices. C’est aussi une fabrique du consentement à l’idée selon laquelle il y a des femmes racisées d’un côté, et de l’autre des femmes en dehors, supposées « neutres ».
Pour mener à la lutte des femmes pour la libération, le féminisme que je défends ne peut qu’être antiraciste et anticapitaliste. En France, beaucoup de mouvements nationalistes relaient l’égalité femmes-hommes au second plan. Pour autant, le pays reste très inégalitaire : 75 % des travailleur·euses du secteur du nettoyage sont des femmes. L’accès à l’égalité doit s’appuyer sur des choses concrètes mais s’interroger aussi sur de quelle égalité parle-t-on ? De celle avec les hommes cadres du secteur bancaire ? Ou bien des hommes qui sont dans les services de propreté ? Que signifie réellement une société « plus juste » et « moins inégalitaire » ? Ces questions sont à penser ensemble, il ne suffit pas de nommer des femmes à des postes de direction pour que la situation soit définitivement réglée.
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Qu’est-ce que le « féminisme carcéral » ?
C’est un concept qui vient des Etats-Unis, et qui émerge en France depuis quelques années. Le féminisme carcéral s’appuie sur l’idée selon laquelle les femmes étant les victimes d’un grand nombre de crimes dans les familles, il conviendrait d’encourager l’envoi en prison des hommes coupables. En résumé, la solution à ces violences faites aux femmes serait forcément la prison. La critique qui est faite contre ce féminisme, et que je partage, est que la prison ne résout pas ces violences, on ne peut souhaiter une société plus juste et prôner le système carcéral comme solution. D’autant plus que les statistiques sont criantes : les classes populaires et les hommes racisés y sont surreprésentés. Le mouvement abolitionniste des prisons en faveur d’une justice réparatrice tente ainsi d’imaginer d’autres formes de réponses à la violence qu’il ne nie pas pour autant. Mais le système pénitentiaire entretient une forme de terrible violence.
Une réforme du système carcéral serait-elle suffisante d’après vous ?
Bien sûr, elle est dans un premier temps fondamentale. Toutes les études que je cite dans mon livre montrent bien qu’il y a un très grand taux de suicides, d’auto-mutilations, et de prises de tranquillisants et de somnifères. La prison n’est pas faite pour les êtres humains, et une réforme ne suffira pas face à la question de la surpopulation carcérale. Il existe toutefois des modèles inspirants comme celui de la Finlande et ses prisons ouvertes où les hommes peuvent sortir travailler la journée et revenir le soir. C’est difficile de repenser notre modèle de protection mais il faut profondément s’y atteler, autrement la violence ne disparaîtra pas. Aux Etats-Unis, dans les ghettos de Stanford et d’Oakland les communautés se sont organisées dans les années 80 pour mettre fin aux crimes et à la délinquance qui y régnaient, elles refusaient que la police s’en charge puisqu’elle ne ferait qu’ajouter encore de la violence. Cela n’a pas été toujours évident, mais dans certains quartiers la violence a été réduite.
Dans votre livre, vous prenez le contre-pied de ce féminisme carcéral, mais les femmes peuvent-elles se passer de l’Etat et de ses institutions ?
En confiant entièrement à l’Etat le soin de protéger les femmes sans tenir compte de ce que fait l’Etat, il en résulte une politique de la protection qui pose problème. Les femmes sont bien sûr en droit d’exiger certaines choses de la part des institutions, mais c’est à elles d’en décider. On ne peut pas attendre d’un Etat patriarcal qu’il résolve la question des violences sexistes et sexuelles. Toutes les lois obtenues le sont souvent via la poussée de mouvements, mais parfois, en voulant obtenir des choses rapidement, on tend à recourir à la répression dans un souci d’efficacité.
Une femme victime de violences de la part de son conjoint peut faire éloigner l’homme qui la bat, mais s’en suivent ensuite toute une autre série de violences, notamment économiques. L’enferment de l’homme est une première étape, mais elle n’est pas suffisante face au déficit de politiques sociales adéquates. L’Etat ne fait pas en sorte que ces femmes trouvent facilement du travail, qu’elles aient accès aux crèches pour y envoyer leurs enfants, etc. Le problème des violences ne peut pas être pris que par un seul bout puisque nous vivons dans une société où tous les autres éléments de notre vie sociale se recoupent. Je ne suis pas en train de dire que c’est facile, bien sûr qu’il faut pour l’instant protéger les femmes mais, nous n’avons aujourd’hui que ces réponses qui me paraissent insuffisantes.
En novembre 2019, Adèle Haenel a brisé un tabou en révélant le harcèlement, les agressions sexuelles, et l’emprise qu’elle aurait subis de la part du réalisateur Christophe Ruggia lorsqu’elle avait entre 12 et 15 ans. Elle a expliqué au départ son refus de porter l’affaire devant la justice au motif que « la justice ignore les femmes ». Quelles réflexions cela a-t-il suscité chez vous ?
Certaines d’entre nous ont une responsabilité à porter ces affaires devant la justice. Pour celles qui disposent des moyens culturels, sociaux et économiques, il faut le faire, pour elles-mêmes, mais aussi pour toutes les autres. J’ai trouvé très important que Danièle Obono porte plainte contre le magazine Valeurs Actuelles, ou bien que Rokhaya Diallo porte plainte contre le harcèlement et la diffamation dont elle est victime. Bien sûr, c’est un processus très difficile et je comprends les arguments d’Adèle Haenel, mais certaines femmes ont le devoir de le faire pour d’autres, même si cela n’aboutit pas toujours, cela aura toujours des effets.
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A propos de la crise sanitaire que nous traversons et des inégalités qu’elle accentue vous écrivez « ne jamais perdre l’occasion de profiter d’une bonne crise », êtes-vous optimiste ?
Oui, très. Je suis frappée par l’éternelle continuité des luttes. Au plus profond des dictatures, des régimes policiers ou totalitaires, il y a toujours des femmes et des hommes qui se lèvent et brisent un silence, une peur. Je pense notamment à cette immense manifestation de femmes au Mexique contre les féminicides l’année dernière. Sans sous-estimer la dureté du combat, ce sont elles et eux qui me portent chaque jour.
Propos recueillis par Fanny Marlier
Une théorie féministe de la violence – Pour une politique antiraciste de la protection, de Françoise Vergès, sortie le 6 novembre, 192 pages, Ed. La Fabrique
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