Avec Un féminisme décolonial, Françoise Vergès met au jour le “féminisme civilisationnel”. Puisant ses racines dans le colonialisme, il élude l’oppression spécifique subie par les femmes racisées et se fait le complice du patriarcat.
Après avoir écrit sur les mémoires de l’esclavage, sur la psychiatrie coloniale, Aimé Césaire ou Frantz Fanon, Françoise Vergès retrace les liens entre le féminisme et l’histoire de l’oppression, la colonisation. Dans Un féminisme décolonial, la politologue et féministe analyse les dissensions de ces idéologies tout en déconstruisant le système patriarcal lié au système capitaliste. Un ouvrage puissant.
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De quelle colère ou de quel désir est né ce livre sur le féminisme décolonial ?
Françoise Vergès — Il y a en moi une colère historique au sens où j’ai finalement toujours été révoltée par l’humiliation et l’injustice. Dans ce livre, je dénonce une sorte de kidnapping du féminisme par le néolibéralisme. Les droits des femmes ont été complètement vidés de leur contenu pour devenir seulement un droit individuel véritablement encadré dans la conception libérale du droit. Un peu partout dans le monde on assiste à une grande vague de répression contre les mouvements de femmes qui émergent au Brésil, en Argentine, au Mexique, en Palestine et en Inde. La fin de la décennie des féminismes du Sud a été couronnée par le discours d’Hillary Clinton à Pékin en 1995 où elle déclare que les droits des femmes sont des droits humains. Seulement, ils sont envisagés du pointde vue du récit occidental qui permet de défendre le néolibéralisme et l’impérialisme puisque, concrètement, qui va être pour le mariage forcé des petites filles ou le viol ? Il était urgent de dire de quoi ce féminisme était le nom.
Qu’est-ce que le “féminisme civilisationnel”, précisément ?
Le féminisme civilisationnel est au service d’une idéologie et d’une éthique. J’emploie le terme “civilisationnel” en écho à la mission civilisatrice du temps colonial, c’est-à-dire à une approche d’autres cultures ou d’autres sociétés ayant besoin d’être civilisées et éduquées selon les pays du Nord, qui eux, posséderaient la bonne conduite. Les féministes ont repris les principes de cette mission civilisatrice en affirmant savoir ce qu’est et doit être l’émancipation des femmes, et en prétendant l’expliquer aux femmes du Sud et aux populations racisées du Nord qui y aspireraient sans en comprendre les contours. Elles se sont appuyées sur le fait qu’il existerait des sociétés qui permettraient l’émancipation des femmes et d’autres qui ne le permettraient pas, particulièrement les sociétés musulmanes depuis les années 1980. Je tenais à montrer cette persistance d’une idéologie de la colonialité qui se reconfigure au sein même du féminisme. Ce féminisme civilisationnel s’est donné pour but de faire entrer les femmes dans le capitalisme et non pas de transformer toute la société pour davantage de justice sociale. A travers le féminisme décolonial, je montre qu’il est temps de se battre et de dénoncer ces sociétés.
Vous parlez du “devoir de se dévêtir”, en quoi l’interdiction du port du voile, soutenue par beaucoup de féministes, serait-il une résurgence du patriarcat ?
C’est ambivalent car il existe dans le féminisme civilisationnel une forme de complicité avec le patriarcat et une certaine friction. Sur la question de la parité, de l’égalité salariale, etc., il dénonce une forme de patriarcat avec lequel il est en conflit. Mais l’interdiction du port du voile est une totale construction : la liberté du corps passe-t-elle par la liberté de se dévêtir ? Dans le monde colonial, les pays européens ont œuvré pour vêtir les populations du Pacifique et de l’Afrique. Et désormais, le fait de se dévêtir est vécu comme une victoire féministe. C’est absolument ridicule. Les questions qui doivent être soulevées doivent être beaucoup plus larges et portent sur la tyrannie de la mode, sur les modes de production des vêtements ou sur la représentation du corps. Que des femmes portent le voile, cela ne regarde pas les féministes européennes. Elles peuvent éventuellement, à la demande de ces femmes, faire quelque chose mais ce n’est pas à elles d’imposer quoi que ce soit.
Votre livre débute par l’histoire de la grève de janvier 2018 des femmes de ménage travaillant gare du Nord, à Paris. En quoi ces représentations sont-elles des traces encore vives des rapports de domination et de violence créés par la colonisation ?
Nettoyer, c’est aussi prendre soin. Et il est important de s’attarder sur les problématiques de migrations, de racialisation, de sexualisation, de développement des espaces et de gentrification des villes. Aujourd’hui, l’extension du capitalisme a donné naissance à une multiplication des surfaces de bureaux un peu partout dans le monde, avec davantage de banques, de compagnies d’assurances, d’aéroports, de gares… Toutes ces structures qui rendent possible le fonctionnement du capitalisme. Et qui les nettoient ? Ce travail revient en majorité aux femmes racisées âgées de 40 à 50 ans, comme le prouvent les chiffres de l’Organisation mondiale du travail. Et les femmes de la bourgeoisie profitent de ce travail invisibilisé aux yeux de tous pour s’émanciper. Une femme peut aujourd’hui devenir cadre dans une grande société parce qu’une autre femme, racisée, sera là pour s’occuper de son enfant pendant ce temps. Le rapport au colonial c’est celui d’une force de travail précarisée, racisée et mobile. Les femmes des entreprises de nettoyage en France ou ailleurs le disent : parce qu’un seul nettoyage ne suffit pas à leur donner un salaire décent, elles sont parfois contraintes à faire d’immenses trajets dans une même journée. Toute cette reconstruction de l’espace, propre, pour une classe néolibérale et globalisée qui court partout et toujours plus vite est rendue possible par toutes ces femmes que l’on ne voit même plus.
Pourquoi n’en parle-t-on pas d’après vous ? Le modèle d’intégration français empêche-t-il de se pencher sur ces questions ?
En France, nous avons énormément de mal à parler des questions raciales. C’est quasiment impossible. Depuis la fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle, l’arrivée de citoyens français dont les parents sont issus des anciennes ou des actuelles colonies et qui sont devenus des médecins, des avocats ou des acteurs ont permis de mettre la question raciale sur le devant de la scène. Tout d’un coup ce n’étaient plus uniquement ces balayeurs des rues ou ces ouvriers sur les chantiers de construction. L’apport des historiens et des sociologues qui font peser la question raciale dans la structure même de la République est impossible à entendre. La France a en elle des traces de l’empire colonial mais elle a toujours refusé de le reconnaître. La classe ouvrière française s’est également construite à travers cela. Le raffinage du sucre a permis de donner du travail aux Français tout en perpétuant un système de domination. Ce travail de compréhension d’un mode de racialisation du travail qui a permis le blanchiment d’une classe ouvrière n’a pas été fait. Et le féminisme est certainement l’idéologie qui a le moins réussi à le faire. Dans les années 1970, les féministes se pensant victimes de la domination masculine, et se pensant sœurs des esclaves ou même des immigrées, ne voyaient pas qu’elles étaient des femmes blanchies et que ce n’était donc pas la même chose.Bien avant d’acquérir le droit de vote, les femmes pouvaient légalement posséder des êtres humains. Au XIXe siècle, elles peuvent être esclavagistes et en tirer des bénéfices alors qu’elles n’ont même pas le droit de pratiquer certaines professions. Il est donc bien ici question d’une couleur de peau qui leur permet de dépasser leur genre.
Comment analysez-vous l’évolution des mouvements féministes depuis les années 1970 sur la question raciale ?
Il y a aujourd’hui une nouvelle génération qui arrive avec un certain bagage culturel et des aspirations peut-être plus grandes que les générations précédentes. Des travaux universitaires sur la coordination des femmes noires dans les années 1970 ont également vu le jour en France. D’autre part, les idées du monde anglo-saxon circulent davantage. Le livre de Bell Hooks Ne suis-je pas une femme ? a été traduit en français en 2015. Ces nouveautés accompagnent également la naissance d’organisations comme le collectif afro-féministe Mwasi ou l’association Afro-Fem.
Un féminisme décolonial (La Fabrique), 152 p., 12 €, parution le 15 février
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