Restituant la complexité de l’analyse faite par Michel Foucault du néolibéralisme qui l’intéressa à la fin de sa vie, le jeune philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie déploie une théorie critique radicale des effets de domination.
Votre lecture du cours au Collège de France de Michel Foucault « Naissance de la biopolitique », risque de surprendre aussi bien le camp des foucaldiens que celui des opposants purs et durs au néolibéralisme, puisque vous défendez d’une certaine manière l’intérêt émancipateur de cette idéologie. Revendiquez-vous une posture iconoclaste ou même provocatrice ?
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Etre considéré comme un provocateur ne me gênerait pas du tout, mais en l’occurrence, je ne crois pas l’être. Cet aspect de Foucault est l’un des rares moments de sa pensée qui a été occulté : on a tout disséqué de son œuvre, mais cette séquence de la fin des années 70 reste incomprise. Elle fait peur parce que, pour certains, Foucault deviendrait inquiétant. En se tournant vers la pensée néolibérale, il tournerait le dos à la gauche. Pour d’autres au contraire, Foucault porterait une critique radicale du néolibéralisme : il fournirait des instruments critiques de cette gouvernementalité nouvelle – c’est la lecture qu’en propose Wendy Brown. Pour moi, Foucault échappe à cette alternative d’être pour ou contre : ce n’est ni un éloge du néolibéralisme ni une dénonciation ; c’est un moment où Foucault perçoit dans le néolibéralisme une pensée très singulière, un foyer d’imagination. J’ai voulu restituer ce geste de Foucault, cette façon de se servir du néolibéralisme comme d’un outil pour penser autrement, interroger la philosophie politique et la théorie sociale, les concepts de pouvoir, de droit, d’Etat, d’émancipation. Foucault ne dit jamais qu’il faut être néolibéral ; il essaie de saisir ce que des théoriciens comme Friedrich Hayek, Gary Becker, Milton Friedman, etc. ont tenté de faire. Comment, à partir de là, peut-on construire une politique qui ne sera pas réactionnaire ? C’est cette dernière leçon de Foucault qu’il nous reste à entendre.
En quoi cette lecture attentive intéresse-t-elle la gauche, soupçonnée de déployer une interprétation trop simpliste et frontale du néolibéralisme ?
L’enjeu est de réinventer une tradition libertaire de la gauche à partir de ce texte de Foucault, et donc aussi de reformuler le langage de la théorie critique. Il y a une telle obsession du néolibéralisme aujourd’hui que tout discours qui le critique est perçu comme progressiste : cela autorise un retour de vieilles antiennes dans la gauche. Ce qui me frappe, c’est que les discours actuels de la radicalité assignent le néolibéralisme à l’anomie, à la marchandisation, à l’individualisation, au matérialisme, etc. : contre cela, il faudrait refaire société, faire du lien, du commun, du sens. La polarité négative, c’est le désordre. Le positif, c’est l’ordre, l’institution, la transcendance. Des pulsions d’ordre se manifestent dans la gauche. Il s’agit de comprendre cela, d’où viennent ces pulsions, et comment elles révèlent les limites des théories et des concepts traditionnels.
S’intéresser au néolibéralisme, ce serait donc identifier ses effets potentiellement émancipateurs ?
Oui. Et cela n’empêche pas d’être horrifié par les ravages actuels du néolibéralisme. Mais dans le même temps, on peut trouver dans cette tradition des instruments émancipateurs. Qu’est-ce qu’elle peut nous apprendre par exemple des pratiques de résistance à l’Etat ? En quoi elle fonctionne comme un discours de la rétivité, affirmant une exigence de ne pas être gouverné ? En quoi également c’est une idéologie qui affirme l’importance de la diversité et de l’hétérogénéité du monde social ? Tout cela permet de penser autrement les luttes contre les pouvoirs.
Ne cautionnez-vous pas, par là même, certaines théories libertariennes ?
Les libertariens, dont Robert Nozick est le grand penseur, sont mal connus. Cela est vrai aussi pour des penseurs comme Hayek, ou Gary Becker : ils fonctionnent comme des épouvantails, on ne les lit même pas. Or ce sont des auteurs très intéressants, qui ont voulu arracher le libéralisme au conservatisme et bâtir une « utopie néolibérale ». Ils ne croient pas au paternalisme, à l’ordre, à la Nation – toutes ces notions autoritaires qui marquent aussi bien des pensées de droite que de gauche. En même temps, je ne néglige pas leurs impasses, leur façon de valoriser le marché sans prendre en compte ses effets : la doctrine néolibérale n’a pas dans son système l’idée de la domination et de l’exploitation.
La pluralité, plus que la liberté, est au cœur de la pensée néolibérale, dites-vous.
C’est au cœur de cette pensée : accepter que les gens n’adhèrent pas aux mêmes valeurs, concevoir une société qui favorise l’individualisation des modes de vie, qui permet aux individus d’établir des « plans de vie différents« , selon le mot d’Hayek. Une société du dissensus, du conflit. Bref… pas de société. Pas de normes imposées et partagées. Il s’agit de concevoir un monde indexé sur la valeur de pluralité illimitée.
Il y a donc un usage possible émancipateur du néolibéralisme ?
A partir du moment où est posé ce principe de la pluralité, où l’on accepte que des gens vivent des modes d’existence opposés et que l’Etat n’a pas à intervenir pour imposer des choix, on peut se servir de la pensée néolibérale comme d’un instrument pour s’interroger soi-même sur ses propres pulsions d’ordre – la façon que nous avons toujours de vouloir imposer, souvent via l’Etat, notre vision. Au fond, la théorie néolibérale exige que nous nous décentrions en permanence par rapport à nous-mêmes lorsque nous pensons ou agissons : il faut se situer du point de vue des minorités : qu’est-ce qui est exclu, minorisé, par telle théorie ou telle pratique ?
Vous avez beaucoup travaillé sur l’œuvre de Pierre Bourdieu. En quoi pouvez-vous la croiser avec cette lecture plutôt positive du néolibéralisme ? N’y a t-il pas un écart irréconciliable entre les deux ?
Bourdieu a importé dans le champ de la sociologie ces notions d’intérêt, de capital, de marché… cela lui a permis de produire des effets de désenchantement sur la société : les individus agissent parce qu’ils ont des intérêts dans des contextes donnés à agir comme ceci ou cela. Bourdieu a fait un usage heuristique du vocabulaire économique et, au fond, c’est assez proche de la façon dont Foucault a utilisé l’application du modèle de l’homo œconomicus au crime contre le discours psychiatrique et la société disciplinaire. C’est dans les années 90 que Bourdieu s’en prend plus frontalement à la rhétorique du néolibéralisme. Si décisif qu’ait été pour nous tous son engagement à cette époque, il me semble qu’il s’est enfermé dans un dispositif que je trouve assez stérile et même contre-productif.
N’avez-vous pas peur des malentendus avec les intellectuels de gauche dans leur ensemble ?
Il existe peut-être un risque de malentendu. Quand on pense contre les routines intellectuelles, il y a toujours un risque de malentendus. Mais je crois que j’ai vu quelque chose de nouveau, que je n’ai pas lu ailleurs. La lecture commune de Foucault insiste sur la gouvernementalité néolibérale et la rupture qu’elle a introduite. On oublie de dire que Foucault a été fasciné par le néolibéralisme, qui a fait écho à ses propres questionnements, à sa discussion avec la philosophie politique et du droit, sa critique du marxisme… Je redonne, il me semble, à Foucault son caractère subversif. Il ne s’agit pas d’ériger le néolibéralisme en dogme ni d’appliquer ce qu’il défend. Je dirais le contraire : mon livre est une réflexion sur les conditions d’une critique radicale et effective du néolibéralisme. Tant qu’on reste dans la critique conservatrice, dans les incantations rituelles et les slogans (l’individualisme, la marchandisation, l’atomisation, etc.), le néolibéralisme s’en sort ; si à l’inverse on essaie d’en saisir la singularité, la « positivité », et, dans le même temps, les limites, en montrant les systèmes d’ordre, de classe et d’exploitation qu’il consolide, alors on est à même de construire un discours branché sur les luttes qui émergent, politiques et culturelles. Il y a presque 150 ans, Marx appelait à rompre avec la critique précapitaliste du capitalisme : il est temps aujourd’hui de sortir de la critique pré-libérale du néolibéralisme.
Propos recueillis par Jean-Marie Durand
Geoffroy de Lagasnerie est philosophe et sociologue. Il est chargé de cours à Sciences Po. Il est l’auteur de Logique de la création (Fayard, 2011), Sur la science des œuvres (Cartouche, 2011) et L’Empire de l’Université (Amsterdam, 2007). Il va publier La dernière leçon de Michel Foucault, sur le néolibéralisme, la théorie et la politique (Fayard, à venir, 176 pages)
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