Depuis 2016, Flore Lelièvre engage des personnes atteintes de trisomie 21 dans son restaurant Le Reflet, au centre de Nantes. A même pas trente ans, l’entrepreneuse propose une alternative inclusive à une “vie active” dont le handicap est trop souvent absent.
Le Reflet. Rien que le nom nous interpelle. Cela fait déjà deux ans que ce restaurant perdure en plein cœur de la métropole nantaise. Si l’on s’y rend pour sa nourriture généreuse et son ambiance familiale, l’établissement n’est pas tout à fait comme tous les autres. Derrière le miroir, sa fondatrice Flore Lelièvre aime affirmer qu’il est “extraordinaire”. Pour cause: six de ses dix employé·e·s en CDI sont porteurs de trisomie 21. Cette particularité, l’entrepreneuse de 28 ans l’érige en lutte, déterminée à défendre sa conception inclusive du monde du travail.
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Se “prendre des bus”
C’est l’histoire d’un projet d’études qui a fini par investir le quartier Bouffay. En 2014, Flore Lelièvre est encore étudiante en architecture d’intérieur. Pour valider quatre ans d’école en arts appliqués, elle explore un sujet qui la prend aux tripes: les liaisons entre architecture et inclusion. Elle qui a grandi aux côtés d’un grand frère atteint de trisomie 21 sait que “très peu d’entreprises sont prêtes à engager ne serait-ce qu’un stagiaire atteint de trisomie”. Elle imagine alors un resto qui s’adapterait à ces personnes et aux difficultés qu’elles rencontrent. Saluée par le jury, son initiative réjouit son maître de stage, qui la présente à un ami expert comptable, puis à un avocat. L’idée? Faire de cette vision une réalité. Pour porter le projet, elle créée l’association Trinôme 44. Très vite se ressent le besoin de quitter l’associatif pour s’implanter en centre ville car “mieux vaut un endroit où il y a plein de restos qu’un endroit où il n’y en a pas!”, dit-elle. Le Reflet devient une SAS et la quête d’actionnaires qui s’ensuit aboutit à une belle levée de fonds (400 000 euros) complétée par la banque. En un an, tout s’accélère. Local trouvé, travaux, formation et embauche. Le Reflet est sur pied le 15 décembre 2016 et amène avec lui dix salarié·e·s, dont six sont atteint·e·s de trisomie 21. Ils et elles œuvrent en moyenne vingt deux heures par semaine, perçoivent plus que le Smic et bénéficient de huit semaines de congés payés. Pour Flore Lelièvre, leur différence fait leur richesse. Quand sonne le service, “la magie opère”.
“Beaucoup de gens m’ont dit ‘c’est bien, mais ça ne va pas marcher’.”
Loin de cette féérie, l’instigatrice a du se “prendre quelques bus!” pour que l’affaire roule. Affronter la lourdeur administrative, faire le forcing pour obtenir un permis de construire, supprimer des couverts afin d’installer des rampes d’accès à l’extérieur. Dès qu’un obstacle se présente, elle le surmonte, quitte à tout refaire à sa sauce. Pour aider au dressage, elle inscrit ainsi sur les assiettes les empreintes des mains et sur les sets de table celles des couverts. Les clients commandent en tamponnant leurs choix sur une feuille. Tandis qu’un planning constitué de pictogrammes détaille les tâches de l’équipe, l’espace-repos leur permet de souffler un peu. Bref, chacun pourrait naviguer à l’aveugle entre ces murs en pierre aux sept cent siècles d’existence. Les plats frais et faits maison sont mijotables en amont pour ne pas risquer le rush. Trois entrées, plats et desserts au choix composent une carte adaptée à tous les goûts (viande, poisson, plat végétarien) et renouvelée toutes les deux semaines. Une fois par mois, les habitué·e·s de la cuisine s’invitent en salle pour tester leur polyvalence. Résultat? Le succès est là, entre les clients qui s’étonnent “qu’en plus, c’est bon!”, les médias locaux enthousiastes et les stagiaires en situation de handicap qui investissent les lieux. “Beaucoup de gens m’ont dit ‘c’est bien, mais ça ne va pas marcher’ et l’on démontre le contraire”, affirme celle qui longtemps a dû se justifier. À celles et ceux qui l’accusent d’utopisme, la patronne rappelle les quasi vingt ans d’existence de la pizzeria italienne La Locanda dei Girasoli, à Rome, où bossent treize employés trisomiques. Bref, elle “s’arme” pour ce qui dans le meilleur des mondes n’aurait rien d’une insurrection. “Je veux simplement permettre aux personnes comme mon frère de travailler comme les autres”, énonce-t-elle.
© Brigitte Delibes
Une minute avec le Président
Ce sont justement ces “autres” que l’enseigne désigne. Flore Lelièvre est convaincue que “le handicap nous dérange parce qu’il nous renvoie à notre image: une personne trisomique est comme toi et moi sauf qu’elle n’est pas polluée par les barrières que l’on s’impose”. Celles et ceux qu’elle bouscule l’accusent de faire “du business” sur le handicap, y voient du marketing ou, pire, “un zoo” où les client·e·s viendraient assouvir leur curiosité malsaine. “Des trucs horribles! Moi je savais qu’il y aurait la curiosité et qu’elle ne serait pas malsaine”, rassure-t-elle d’une voix apaisée. Parmi les nombreu·x·ses· visiteur·se·s, les futurs parents d’enfants atteints de trisomie viennent trouver l’espoir d’un “après” et les clients “lambdas” le remède à leurs préjugés tenaces. Quand les couverts se posent, les murs s’écroulent. “Les clients disent qu’ils ont ‘vécu un vrai truc’ et se sentent chez eux, car le regard change dès que l’on provoque la rencontre”, narre l’architecte. Elle qui désirait être maquilleuse met en valeur ceux que la société filtre. En pleine start-up nation individualiste, elle prône un vivre ensemble synonyme de changement.
“Je suis une femme et je suis jeune, on me le répète tout le temps et je m’en fiche!”
Au 4 rue des Trois-Croissants, l’heure est au féminin -la cuisine est confiée à une cheffe qui est aussi pédagogue- et à la revisite des traditions -pas d’“entretien d’embauche” à proprement parler, le feeling l’emporte sur le C.V.. Une façon de casser les codes pour celle qui s’est lancée dans une aventure que d’aucuns jugeaient trop lourde pour ses épaules. “Je suis une femme et je suis jeune, on me le répète tout le temps et je m’en fiche! Mais si j’avais été un homme de cinquante ans cela n’aurait pas été pareil”, s’amuse-t-elle. De cet autre “handicap”, elle a fait une force. En janvier dernier, Emmanuel Macron saluait son projet lors de la décoration des “Héros de l’année 2017” par les différents ministères du gouvernement. L’occasion pour notre hôte de papoter une minute avec le Président. Les pieds sur terre, elle retient surtout l’idée qu’en 2018, embaucher des personnes trisomiques est salué comme un acte héroïque. “Il y a encore du chemin à faire! Mais je préfère qu’on en parle ainsi plutôt que pas du tout”, ironise-t-elle.
© Brigitte Delibes
Une génération qui bouge
Et l’on n’est pas près d’arrêter d’en parler. D’ici l’été 2019, un nouveau Le Reflet devrait ouvrir ses portes dans le troisième arrondissement parisien. Un projet de longue date pour celle qui, boostée par la réput’ de son restaurant nantais, milite pour la création d’emplois au service d’une restauration plus inclusive. Des projets siamois lui donnent raison, du 65 degrés de Bruxelles au Katimavik de Lyon. De la Loire à la Seine, Le Reflet reste à ses yeux “une zone d’expérimentations où l’on avance avec nos employés, de la découverte de nouvelles difficultés à celle des outils pour les surmonter”. Lorsqu’on s’étonne de cette détermination aussi naturelle que sa bonhomie, Flore Lelièvre dit s’inscrire dans une “génération qui bouge” et qui, très tôt consciente de la crise, “est incitée à inventer un nouveau modèle”. Autrefois les membres de son staff mettaient une heure à éplucher une pomme de terre. Deux ans plus tard, leur progression détonne. Notre hôte aimerait qu’il en soit ainsi pour les mentalités. Affamée de changement, elle protège une seule chose, sa plus intime conviction: “Si tu ne rentres pas dans une case, il faut la créer.”
Clément Arbrun
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