En salles mercredi 8 mars, le film Les Figures de l’ombre met en lumière la contribution indispensable de trois femmes noires dans la conquête spatiale.
Portée au cinéma dans le film Les Figures de l’ombre, l’histoire de Katherine Johnson, Dorothy Vaughan et Mary Jackson est un don du cosmos pour n’importe quel scénariste hollywoodien. Imaginez: trois scientifiques, femmes, afro-américaines, sont recrutées par la NASA pour leur capacité à résoudre des équations imbitables, qui permettront, entres autres, à l’astronautre américain John Glenn d’effectuer plusieurs orbites autour de la terre. Sur fond de guerre froide, de sexisme et de racisme -nous sommes dans l’Amérique ségrégationniste de la fin des années 50-, ces mathématiciennes vont, par leur travail et leur détermination, aider toute une nation à s’élever -dans les airs, bien sûr, mais surtout dans les mentalités.
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“On ne se rend pas compte de l’importance d’avoir ce type d’histoires pour se dire qu’on peut y arriver” – Fatoumata Kebe
Cette histoire, basée sur des faits réels et adaptée du livre Hidden Figures de l’auteure américaine Margot Lee Shetterly, paru en 2014, reste totalement méconnue du grand public en France, et avait même échappé à plusieurs spécialistes de la question spatiale. Mis à contribution pour la promo du film, le spationaute Jean-François Clervoy confesse qu’il n’en avait jamais entendu parler. Idem pour la jeune astronome Fatoumata Kebe, contactée par téléphone. Ces deux Français ont beau avoir fréquenté la NASA à différents moments de leur carrière, le nom de Katherine Johnson, il y a quelques semaines encore, ne leur évoquait rien. Florence Porcel, vulgarisatrice scientifique, consacrait quant à elle un passage à la scientifique dans L’Espace sans gravité, son indispensable livre sur la conquête spatiale paru en octobre 2016: “Tout est parti d’un préjugé sexiste -en défaveur des hommes, y explique-t-elle. Dans les années 30, la NACA (l’agence américaine de recherche en aéronautique) a de plus en plus de données à traiter mais les ordinateurs et les calculettes électroniques n’existent pas –il faut donc tout faire à la main et avec un vrai cerveau humain. En plus de savoir calculer, le travail requiert de la patience, de la rigueur, et une grande attention pour les détails -bref, que des qualités qu’on estime absentes chez les hommes (vous apprécierez, messieurs…) La NACA embauche donc dès 1935 des femmes diplômées en mathématiques pour constituer le premier groupe de calculatrices.”
À plus d’un titre, le destin de Katherine Johnson et de ses collègues méritait une mise en lumière. D’abord, parce que les modèles féminins, noirs qui plus est, manquent cruellement dans le domaine de l’aérospatiale. “On ne se rend pas compte de l’importance d’avoir ce type d’histoires pour se dire qu’on peut y arriver”, explique Fatoumata Kebe, qui, en tant que femme astronome et noire, admet n’avoir jamais eu quiconque à qui s’identifier. Si ce manque de figures tutélaires n’a pas empêché la jeune femme de pousser jusqu’au doctorat, d’autres, comme Florence Porcel, affirment qu’elles sont passées à côté de leur vocation en partie à cause de cela: “Si j’avais eu des modèles, même fictifs, je serais devenue scientifique. Il n’y a pas de modèles féminins, on ne connaît personne à part Claudie Haigneré”, regrette-t-elle. Mais Les Figures de l’ombre ne possède pas uniquement des vertus aspirationnelles. Il s’agit aussi d’un film pédagogique, qui illustre par l’exemple un sujet farouchement actuel et encore parfois mal compris: l’intersectionnalité. Les héroïnes du long-métrage de Theodore Melfi aident non seulement à la conquête spatiale, mais luttent aussi pour la conquête de leur propre espace social. Sous-payées et mal considérées parce que femmes, sommées de travailler à l’écart parce que noires, Katherine Johnson, Dorothy Vaughan et Mary Jackson luttent sur le front du sexisme autant que sur celui du racisme. Et si ce récit émerge seulement aujourd’hui, soit plus de 50 ans après les faits, c’est peut-être, d’après Florence Porcel, parce qu’il y a enfin “une prise de conscience, une reconnaissance publique et politique” de ces sujets.
© Twentieth Century Fox
À écouter Jean-François Clervoy, pourtant, la NASA n’a pas attendu Hollywood pour procéder à son examen de conscience. “Quand j’y suis arrivé en 1992, il y avait aux murs des posters où l’institution se vantait d’être la plus exemplaire des États-Unis en termes de traitement des minorités. Elle s’imposait des quotas identiques aux statistiques de la population. Je n’avais jamais vu ça en France ou en Europe”, se souvient-il. “C’était important pour la NASA, car l’entreprise avait connu la ségrégation. J’ai alors compris pourquoi des Américains noirs, hommes ou femmes, me faisaient parfois part de leur complexe d’infériorité -et ce, même s’ils occupaient un poste prestigieux comme celui d’astronaute! Ils ressentaient toujours le besoin de faire leurs preuves car, plus jeunes, ils avaient grandi dans un monde où régnait la ségrégation.” Fatoumata Kebe confirme, elle aussi, cette impression de mixité ressentie en arpentant les couloirs de l’agence spatiale américaine: “J’ai vu beaucoup de femmes noires quand j’étais à la NASA. Dans les candidatures, la NASA demande d’ailleurs parfois de préciser ses origines. Ils font des statistiques ethniques.”
“La dernière sélection d’astronautes de la NASA a recruté 50 % de femmes et 50 % d’hommes.” – Florence Porcel
Quant au sexisme, Jean-François Clervoy dit n’en avoir “jamais ressenti” à la NASA. Il affirme avoir toujours travaillé avec beaucoup de femmes, que ce soit sur terre ou dans l’espace, comme par exemple Eileen Collins, la première femme pilote commandant de bord de navette spatiale. “Cette dernière n’avait pas de complexe d’infériorité, mais, étant la première pilote militaire de sa génération, elle avait dû s’endurcir”, admet-il. Jean-François Clervoy estime n’avoir jamais fait de différence entre les sexes -il utilise d’ailleurs le mot “gars” pour parler indistinctement des hommes et des femmes, ce qu’on ne manquera pas de lui faire remarquer pendant notre entretien. Et Florence Porcel confirme que la NASA, en 2017, est aussi exemplaire en termes de parité que de mixité: “La dernière sélection d’astronautes de la NASA a recruté 50 % de femmes et 50 % d’hommes.”
© Twentieth Century Fox
Si l’agence américaine peut aujourd’hui se targuer de figurer parmi les organisations les plus avancées en matière d’égalité, Les Figures de l’ombre montre à quel point ce statut a été atteint de haute lutte. Katherine Johnson -des trois scientifiques du film, celle sur qui le scénario se focalise le plus-, se bat sur tous les fronts: veuve et mère de trois enfants, elle lutte pour mener de front son job, sa vie de maman et, bientôt, celle d’amoureuse. Au boulot, appelée à la rescousse pour ses talents de calculatrice dans un service réservé aux blancs, elle doit parcourir des centaines de mètres, plusieurs fois par jour, pour se rendre aux toilettes réservés aux femmes noires, situés à l’autre bout du site. Ses longues pauses pipi lui sont évidemment reprochées, jusqu’au jour où Kevin Costner, en bon patron humaniste, entreprend de mettre un terme à cette aberration ségrégationniste. On ne sait pas quel est le niveau de véracité de cette scène, mais on sait qu’avec ou sans hommes, la vraie Katherine Johnson n’avait pas peur de se battre: dans son livre, Florence Porcel relate notamment un épisode, au cours duquel la scientifique a tenu tête à un chauffeur de bus qui lui avait manqué de respect. Et ce, “17 ans avant Rosa Parks”.
“Le spatial est un moteur de motivation pour pousser les gens à se dépasser.” – Jean-François Clervoy
Si ces trois femmes ont fait avancer les choses dans leur pays, il reste en Europe des progrès à faire. Fatoumata Kebe nous explique qu’elle a beau fouiller, elle n’a rencontré au cours de sa carrière qu’une seule autre femme noire doctorante à l’observatoire comme elle, et se dit encore parfois la cible de micro-agressions, notamment lorsqu’elle dispense des conférences scientifiques. Jean-François Clervoy se veut quant à lui optimiste, et voit dans le domaine du spatial un formidable vecteur de progrès social: “Le spatial est un moteur de motivation pour pousser les gens à se dépasser. Au sens scientifique, mais aussi au sens social. Le spatial aspire vers le haut”, assène-t-il. On se prend alors à rêver que le prochain Thomas Pesquet sera une femme noire. Florence Porcel se veut positive: “Si cela a été possible il y a 50 ans, il n’y a aucune raison que ce ne le soit pas aujourd’hui.”
Faustine Kopiejwski
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