Depuis plus de dix ans, Tatiana*, 37 ans, travaille comme garde du corps. Elle nous raconte ce quotidien hors du commun qu’on associe rarement aux femmes. Témoignage.
La phrase sexiste, lâchée il y a quelques mois par Le Figaro à propos de la garde du corps grecque de François Hollande, ne m’étonne pas, c’est toujours la même rengaine: “Un petit geste d’Alexis Tsipras”, “Jolie”, “Grande”, “Blonde”… Personne ne se dit que, si cette femme escortait le président ce jour-là, c’est probablement parce qu’elle compte parmi les meilleurs de sa profession. En ce qui me concerne, je ne prétends pas être Wonder Woman, mais je suis la preuve vivante que ce métier n’appartient pas qu’aux hommes.
J’ai 17 ans lorsque je débarque à Paris pour la première fois. Mon truc à moi, c’est le sport. Je veux devenir éducatrice sportive. Pour payer mes études, je déniche un emploi jeune au service des sports dans une mairie de Touraine. À l’époque, je pratique la boxe de haut niveau et je suis connue dans le milieu sportif. Mais cela n’est pas suffisant pour arrondir mes fins de mois. En parallèle, je commence alors à assurer des renforts de sécurité, pour les soirées à thème organisées au Duplex, la célèbre boîte parisienne. Je mets ainsi un premier pied dans le métier.
Efficace et professionnelle
À 24 ans, je décroche mon premier vrai contrat auprès d’une famille royale saoudienne, en voyage dans la capitale. Chargée de protéger l’un de ses membres, je plonge dans son quotidien et me fonds totalement derrière ses faits et gestes. Cette première expérience me fait prendre conscience des réalités du métier, et me donne envie d’aller plus loin. Très vite, je comprends que la femme garde du corps doit redoubler d’exigence, savoir ce qu’elle peut faire et ne pas faire, parce qu’au moindre faux pas, elle sera toujours davantage épinglée qu’un homme. Je ne l’ai pas vécu personnellement, mais c’est arrivé à des collègues. Je reste donc efficace et professionnelle en toutes circonstances, de façon à ce que personne ne puisse me jeter la pierre.
“Les hommes que je protège me font confiance et me considèrent aussi capable qu’un homme.”
Toutefois, n’allez pas croire que c’est un milieu de machos. L’archétype du garde du corps musclé qui regarde passer les filles n’est qu’un cliché. Un agent de protection rapprochée (APR) reste un homme avant tout. Et les hommes ne sont pas tous sexistes. D’ailleurs, j’ai de très bonnes relations avec mes collègues masculins. Ils me traitent d’égal à égal et ne me font jamais ressentir la moindre différence. Face à eux, je reste naturelle et ne me pose pas de questions. Quant aux hommes que je protège, tous me font confiance et me considèrent aussi capable qu’un homme. Mais il est vrai que, la plupart du temps, ce sont des femmes qui font appel à moi. En particulier les princesses et épouses de diplomates du Moyen-Orient.
Passer incognito
Être une femme a ses avantages dans ce métier. La discrétion en est un. Les gens s’attendent davantage à un gros molosse musclé qu’à une petite femme fluette. De ce fait, il est plus facile pour nous de passer incognito. Rares sont les fois où il me faut enfiler un costard, et on ne soupçonne jamais mon métier en me voyant. C’est cette discrétion que les femmes apprécient. Celle qui me permet de les suivre dans les rayons lingerie des magasins, aux toilettes et dans d’autres endroits improbables.
Pour autant, ces atouts ne font pas oublier la dure réalité du métier. Homme comme femme, n’importe qui ne peut pas devenir garde du corps sur un claquement de doigt. D’abord, il faut savoir s’adapter aux personnalités des clients ainsi qu’aux horaires: je ne sais jamais à quelle heure je vais finir le soir et cela fait longtemps que je ne peux plus planifier mes vacances. En effet, je ne sais jamais quand une mission va tomber. C’est tellement aléatoire que l’on peut m’appeler d’un instant à l’autre et me demander d’être à Londres dans quatre heures.
“Pour exercer ce métier, il faut posséder un sixième sens.”
C’est un rythme de vie difficile, qu’il faut conjuguer avec la vie de famille. Mais je ne me plains pas, je l’ai choisi. J’ai longtemps exercé sans avoir d’enfants alors, en devenant mère, je connaissais les sacrifices, et je les ai acceptés. Aujourd’hui, je sais qu’il faut prendre chaque mission qui se présente, car on ne sait pas s’il y en aura encore demain. Il m’est arrivé de vivre des périodes de creux de plusieurs mois, et d’être obligée de puiser dans mes économies. C’est très dur quand on a deux enfants.
Pour exercer ce métier, il faut également posséder un sixième sens. En mission, je dois sentir les choses et ne jamais en arriver au clash. Je scrute l’environnement de ma cliente, j’analyse chaque comportement, chaque porte, chaque mur. Le danger peut être partout.
Vivre la vie du client
Enfin, il faut savoir que, lorsque je travaille pour un client, je n’existe plus. C’est comme si l’on m’enlevait ma vie pour la transposer dans celle du client. Je ne mange pas lorsque j’ai faim, mais lorsque lui ou elle a faim. Je vis à son rythme et son emploi du temps devient le mien. Cela impose de sacrés sacrifices, mais grâce au sport de haut niveau et au soutien des miens, j’ai appris à aller au-delà de mes limites. En même temps, je m’accorde du temps pour souffler. Un jour sur deux, je nage pendant une heure. Je suis dans ma bulle, je me vide la tête. J’ai besoin de ces moments.
Si je compte rester garde du corps toute ma vie? Non, il faut être réaliste. Je me souviens de cette soirée passée à Singapour, dans une suite de 100 m2 au sein d’un hôtel luxueux. J’ai alors 24 ans et une pensée soudaine me traverse l’esprit: ce que je vis est à la fois un rêve et un cauchemar, car je suis là, dans cette magnifique chambre, mais je suis seule. Je n’ai ni amis, ni famille avec moi pour la partager. Voilà pourquoi je m’accorde encore dix ans dans ce métier. Après, je songe à me reconvertir dans le coaching sportif personnel. Une sorte de clin d’œil à ma vocation première et aussi l’occasion de faire mon coming out dans un domaine qui m’a toujours passionnée.
Propos recueillis par Carine Bekkache