Les femmes ont toujours écrit de la poésie. Pourtant, le genre continue d’être investi majoritairement par des figures masculines, qui font autorité. Récemment pourtant, la donne commence à changer avec des jeunes femmes qui se servent de cet art pour parler de leurs expériences et faire entendre leur voix.
Si on vous demandait de citer les poésies qui ont émaillé votre parcours scolaire, quels noms citeriez-vous? Quels poètes récitiez-vous solennellement devant vos camarades de classe endormis? Paul Éluard, Victor Hugo, Rimbaud? Peu de chances que le nom de femmes, encore si peu étudiées à l’école, vous vienne à l’esprit. “Les femmes ont toujours été réduites à la portion congrue en littérature, explique Aurélie Foglia, poétesse, maîtresse de conférences à l’Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle et animatrice d’ateliers d’écritures de poésie. Historiquement, l’écriture était vue comme un signe de mauvaise réputation pour les femmes. C’était une activité virile, une occupation d’hommes.” Jusqu’à la poésie contemporaine, les femmes sont restées dans l’ombre, écrivant parfois dans le secret de leurs chambres comme Emily Dickinson, qui a pourtant laissé derrière elle une œuvre d’une richesse infinie. Les femmes ont toujours écrit, mais la plupart d’entre elles ont injustement été oubliées.
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S’affranchir de l’élite poétique
Depuis une dizaine d’années, la poésie a entamé une mutation vers un objet plus populaire, plus protéiforme, qui a donné envie à une génération de femmes de s’en emparer. Sur Internet, Instagram et Twitter ont fait émerger de nouvelles voix. On cite souvent Rupi Kaur, figure de proue avec Lang Leav ou Charly Cox de ce qu’on a appelé les “instapoets”. Toutes ont commencé alors qu’elles n’avaient pas 25 ans. Leur recette? Des poèmes simples accompagnés d’illustrations, postés sur Instagram et partagés en masse par leur communauté. Le premier recueil de Rupi Kaur, Milk and Honey (traduit en français par Lait et miel et publié par les éditions Charleston) parle de viol, de règles, de féminisme, de ruptures, de rapport au corps en mélangeant formules choc, langue simple et touches de développement personnel. D’abord auto-publié, il a été édité en 2015 par les éditions Andrew McNeel. Il s’est vendu à plus de 2,5 millions d’exemplaires et a été traduit dans 25 langues. Sa popularité auprès d’un public jeune et féminin a valu à son autrice des moqueries et une remise en question constante de sa légitimité d’artiste. “Elle a pourtant réussi à revivifier la poésie à travers des thématiques très actuelles et féministes, explique l’éditrice Claire Do Sêrro qui va publier aux éditions Nil le deuxième recueil de la poétesse (Le Soleil et ses fleurs, le 21 mars prochain). Cela ne veut pas dire que tous les instapoets ont du talent mais Rupi Kaur a vraiment réussi à capter l’attention d’une génération.”
Pourtant, Kaur admettait volontiers dans une interview donnée au Guardian en 2017 qu’elle ne “comprenait” pas vraiment les poèmes qu’elle apprenait à l’école, qu’elle ne s’en sentait pas proche. Wen-Juenn Lee, jeune poétesse néo-zélandaise d’origine chinoise a grandi avec le même sentiment. “Shakespeare did not mean/ the diaspora/ when he spoke of Antony/ straddling East and West” (Shakespeare ne pensait pas / à la diaspora / quand il parlait d’Antoine / chevauchant l’Orient et l’Occident), écrit-elle dans l’un de ses premiers poèmes. “La seule chose que je connaissais en poésie, c’était les sonnets shakespeariens, explique-t-elle. J’imagine qu’il s’agit des restes de l’impérialisme occidental. Cela me rend triste de me dire qu’à l’heure actuelle je connais plus de poètes blancs et masculins que de poétesses chinoises.” Kiyémis, autrice du très beau recueil de poésie afroféministe À nos humanités révoltées, n’a elle-même pas puisé son inspiration dans les poésies apprises à l’école. “C’est un genre particulier, surtout en France, explique-t-elle. Les grands classiques ne m’ont pas forcément inspirée. La poésie, je la voyais dans le rap que j’écoutais, dans l’usage des mots et des rimes.”
Ces poétesses partagent aussi une envie de s’affranchir ou de se réapproprier fièrement les fameux “sujets féminins” qu’elles sont censées favoriser dans leur travail. “Historiquement, il y a toujours eu des sujets considérés comme féminins en poésie, explique Aurélie Foglia. Les femmes s’autorisaient plutôt à écrire sur l’intimité familiale, le bonheur d’avoir des enfants”. Une idée qui agace particulièrement l’illustratrice Maureen Wingrove, plus connue sous le nom de Diglee. Depuis plusieurs années, elle met en avant sur son compte Instagram des poétesses de toutes les époques, en illustrant certains dessins de leurs vers. Elle a notamment consacré deux “inktobers” (dessins réalisés chaque jour du mois d’octobre) à l’exploration des figures féminines de la poésie. “Ce qui me sidère avec la poésie, explique-t-elle, c’est qu’il y a un double standard évident. Concrètement, on ne peut citer que des hommes poètes et pourtant c’est considéré comme très féminin d’en lire. C’est un genre qui est encore moqué à cause de caractéristiques associées au féminin: la sensibilité, le romantisme, l’élégie.” Pour Hera Lindsay Bird, qui a publié son premier recueil en 2016 aux éditions Victoria University Press (et chez Penguin au Royaume Uni), se libérer du carcan du canon littéraire est une manière de prendre sa liberté. “Pour moi c’est une joie de ne pas pouvoir faire partie de ‘l’élite poétique’, estime-t-elle. Ça nous encourage à inventer des alternatives, de nouvelles formes.” Au sein de l’œuvre des poétesses d’aujourd’hui, les thèmes s’entrechoquent et tout est sujet à poésie: on peut croiser un ver révolutionnaire chez Kiyémis, une succession de réflexions sur Monica de Friends chez Hera Lindsay Bird, une longue dénonciation de la grossophobie dans le milieu médical chez Rachel Wiley. “Pour moi la poésie est une forme très vivante, explique Hera Lindsay Bird. Ça ne sert à rien d’être nostalgique de Keats et de prétendre qu’Internet n’existe pas. Il faut savoir saisir l’esprit du moment.”
De nouvelles lectrices
D’ailleurs, selon Diglee, Internet est un fabuleux véhicule pour toutes les formes poétiques. Il s’agit même d’un lieu particulièrement adapté au fragment. “Ce que j’ai voulu montrer avec mes illustrations c’est que la poésie est très proche de la chanson, explique-t-elle. On peut l’emporter avec soi et être nourri d’un seul ver. Elle est vraiment dans l’air du temps, on peut la lire par petites touches.” Sophie Bobineau, qui fait partie des fondatrices du festival Vibrations Poétiques, qui se déroulera les 23 et 24 mars à La Rochelle, partage cet avis. “La poésie est un moyen de se nourrir dans un monde qui semble perdre du sens et de l’humanité, estime-t-elle. On est dans des rythmes de vie très accélérés avec des temps courts. En cela, la poésie est très adaptée à notre époque, on n’a pas besoin de lire 50 pages pour se trouver profondément ému. Aujourd’hui elle n’est pas seulement une poésie d’alexandrins, elle prend des formes très différentes, très novatrices. Notre but est de montrer qu’elle n’est ni élitiste, ni inaccessible.”
Les lectrices venues acheter le recueil de Rupi Kaur décident souvent de se pencher sur le travail de ses aînées et de ses contemporaines.
Qui dit nouvelles poétesses dit aussi nouveau public. L’année suivant la publication du premier recueil de Rupy Kaur en Grande-Bretagne, le Nielsen Book Research notait une augmentation de 13% des ventes au sein des rayons Poésie des librairies. “On a vu un vrai engouement pour Lait et miel, explique Solveig Touzé, qui a cofondé la librairie féministe La Nuit des Temps à Rennes. Des clientes qui ne lisaient pas ou peu de poésie et qui habituellement s’intéressaient plutôt à notre rayon Sciences humaines sont allées s’emparer de ce texte pour sa portée féministe. En règle générale, il y a une forme de sororité qui s’est mise en place: les lectrices qui veulent soutenir le travail des femmes décident de les soutenir aussi dans leur travail poétique, genre qui reste méconnu. Elles en ont souvent entendu parler sur les réseaux sociaux.”
Les lectrices venues acheter le recueil de Rupi Kaur décident souvent de se pencher sur le travail de ses aînées et de ses contemporaines: Cécile Coulon, Kate Tempest, Emily Dickinson, Sylvia Plath, Audre Lorde, Catherine Pozzi, Anna Akhmatova… “Des poétesses comme Rupi Kaur sont une vraie porte d’entrée vers un genre qui peut paraître fermé à de nombreux lecteurs, explique Claire Do Sêrro. Une jeune femme de 25 ans qui s’intéresse à Rupi Kaur va parfois avoir envie de prolonger ses lectures avec Baudelaire ou Emily Dickinson.” Diglee l’a aussi constaté au sein de sa communauté. “Beaucoup me disent: ‘Je n’avais jamais ouvert un livre de poésie depuis l’école et je ne pensais pas que c’était pour moi.’ J’adore changer cela!” Récemment, dans la petite librairie rennaise, l’anthologie Beat Attitude, qui met enfin en avant les voix féminines de la Beat Generation, a connu un beau succès. Preuve qu’il n’est jamais trop tard pour que les poétesses, anciennes ou nouvelles, fassent entendre leurs voix.
Pauline Le Gall
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