Ils et elles n’ont pas encore le droit de vote, mais transforment déjà la société à leur niveau. Dans le sillage de Greta Thunberg et sur une grande diversité de causes, la jeunesse s’engage de plus en plus tôt. Un phénomène mondial passé à la loupe.
Une montagne de peluches bigarrées occupe le fond de l’image, et Greta Thunberg leur tourne le dos, indication littérale que le monde de l’enfance a été relégué au second plan. Au centre du documentaire I Am Greta (sorti depuis le 29 septembre) de Nathan Grossman, celle qui endosse depuis ses 15 ans le rôle de porte-voix pour une génération touchée de plein fouet par les crises a fait des émules chez les très jeunes : dès l’âge de la puberté ou avant, certain·es préados ont troqué leur innocence contre une conscience aiguë du monde qui les entoure. Des jeunes qui, comme elle, n’attendent plus rien des adultes, ces “boomers” tout juste bons à mégenrer l’acteur Elliot Page tout en saccageant l’Amazonie.
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Une majorité d’entre eux·elles ont beau se saisir des questions climatiques, la planète n’est pas la seule cause à faire vibrer nos enfants, qui s’engagent de plus en plus tôt sur une variété de sujets et ont ainsi hérité du néologisme anglo-saxon de “philantrokids” : la Malaisienne Ain Husniza Saiful Nizam, 17 ans, est devenue leader d’un mouvement contre la culture du viol et le harcèlement sexuel à l’école après avoir posté une vidéo sur TikTok. Mohamad Al Jounde, l’un des jeunes filmé·es dans le documentaire Bigger Than Us (sorti depuis le 22 septembre, réalisé par Flore Vasseur et coproduit par Marion Cotillard), a fondé à 16 ans une école pour les réfugié·es. Encore plus jeunes, l’Américain Desmond Napoles, 11 ans, se présente sur son site comme un “multi-awarded LGBTQ advocate” (“défenseur LGBTQ multiprimé”), quand Nicolas et Mathilde, respectivement 9 et 12 ans, ont créé l’association Darwin Forever pour la protection des animaux abandonnés et reçu cette année un prix décerné par PETA.
Les militant·es prépubères ont beau rester des cas rares et souvent surmédiatisés, l’engagement d’une population de plus en plus jeune est une tendance bien réelle et inédite, qui prend aussi de l’ampleur en France. “On n’a jamais eu dans l’histoire politique des personnes aussi jeunes qui descendent collectivement dans la rue pour mobiliser et interroger les responsables. C’est un phénomène nouveau”, affirme Laurent Lardeux, sociologue, chargé de recherche à l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (INJEP) et codirecteur de l’ouvrage collectif Générations désenchantées ? – Jeunes et démocratie (La Documentation française, 2021).
Une longue histoire
Certes, l’existence des enfants militant·es ne date pas de l’iPhone 13. Lors de la Révolution française, c’est Joseph Agricol Viala ou Joseph Bara, même pas 30 ans à eux deux, qui font figure de héros teenage en mourant sur le champ de bataille pour leurs idées républicaines. Aux États-Unis, en 1903, à l’appel de la militante syndicaliste Mary Harris “Mother” Jones, des centaines d’enfants, travailleur·euses dans des usines de textile, marchent pour leurs droits et l’interdiction du travail de nuit. Il·elles rallient la résidence de Theodore Roosevelt dans l’État de New York, depuis Philadelphie, et parcourent à pied plus de 150 kilomètres.
Soixante ans plus tard, en 1963, c’est pour lutter contre les discriminations raciales que des écolier·ières, collégien·nes et lycéen·nes afro-américain·es viennent grossir les rangs de la campagne de Birmingham menée entre autres par Martin Luther King. Formé·es à la non-violence, les jeunes marcheur·euses ont pour mission d’atteindre pacifiquement l’Hôtel de ville afin de s’entretenir avec le maire. Il·elles seront reçu·es par des canons à eau et des chiens d’attaque, mais leur mobilisation contribuera à la fin de la ségrégation.
Plus récemment, la Canadienne Severn Cullis-Suzuki, pionnière de l’activisme environnemental chez les jeunes, fonde à la fin des années 1980 l’Environmental Children’s Organization alors qu’elle est encore à l’école primaire. Ce groupe d’enfants, qui a pour ambition de sensibiliser ses pairs à l’écologie, récolte assez de fonds pour assister au Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992 et prendre la parole en clôture de la conférence : au micro, Severn Cullis-Suzuki délivre un réquisitoire cinglant et amer à l’intention de ses aîné·es. Un discours qui fera date et dont Greta Thunberg s’est largement inspirée.
Autre inspiratrice probable de Thunberg, la Pakistanaise Malala Yousafzai, qui commence à militer à 11 ans contre la violence des talibans et pour les droits des jeunes filles à l’éducation. Trois ans plus tard, on lui tire une balle dans la tête à la sortie de l’école : une tentative d’assassinat dont la jeune femme réchappera. Elle sera auréolée du prix Nobel de la paix en 2014.
En quête de sens
Peu importe la postérité, les jeunes semblent trouver à l’engagement militant des tas de vertus au présent. Sonia, 17 ans, originaire de Seine-Saint-Denis, a rejoint les rangs d’un syndicat lycéen quand elle était encore collégienne, avant de rallier SOS Racisme un an plus tard pour participer à des missions en milieu scolaire. Elle affirme que cette expérience lui procure “une grande satisfaction” et qu’elle s’est “créé une nouvelle famille en trouvant un endroit sécurisant où l’on sert à quelque chose. On n’a plus l’impression d’être juste une personne dans le monde, posée là”. Pour Élise, Parisienne de 15 ans, aussi engagée sur le féminisme et le climat que contre les LGBTQI+phobies et la grossophobie, c’est aussi ce sentiment d’“être utile” qui prédomine, de même que la joie de “rencontrer une communauté de gens qui pensent comme [elle]”. Sociabiliser, trouver sa place et servir à quelque chose, voilà les grandes motivations des jeunes lorsqu’il·elles s’engagent : “Ils se distinguent par rapport aux autres catégories d’âge par l’élévation des valeurs d’altruisme social, de solidarité inclusive. Ils se sentent concernés par la situation de leurs voisins, des personnes âgées, des malades, des handicapés. De ce point de vue-là, ils sont loin d’être individualistes comme on le pense parfois”, affirme Laurent Lardeux. “Ils se sont beaucoup engagés pendant le Covid pour s’occuper des autres”, abonde Marie Rose Moro, pédopsychiatre, psychanalyste et coautrice de Quand l’adolescent s’engage – Radicalité et construction de soi (In Press, 2017). “On entend régulièrement qu’ils ne s’engagent pas, qu’ils sont individualistes. Cela ne correspond pas à ce que je vois”, renchérit celle qui dirige la Maison de Solenn à l’hôpital Cochin. Mais le militantisme des jeunes est aussi une affaire très personnelle. “Il y a une diversité de jeunesses et donc une diversité de mobilisations, en lien avec leur quotidien. C’est finalement assez clivé : on retrouve toutes les inégalités dans ces engagements, qu’elles soient sociales, de genre ou raciales”, explique Laurent Lardeux. Ainsi, la plupart des militant·es interrogé·es admettent que leurs motivations sont directement liées à leur vécu.
Un engagement intime
Inès, qui vit à Marseille et a rejoint SOS Racisme à 17 ans, a été bouleversée par l’affaire George Floyd et le mouvement Black Lives Matter, tout comme elle s’est sentie personnellement attaquée en visionnant sur les réseaux sociaux une vidéo islamophobe. Démarchée par l’association à la sortie du lycée, elle affirme que la graine de l’engagement avait déjà germé à travers ces deux événements : “Je suis d’origine maghrébine, cela m’a directement touchée.” Charlotte, 15 ans, Parisienne, raconte avoir été victime d’homophobie vers l’âge de 8 ans, lorsque sa mère, divorcée, s’est mise en couple avec une femme. Queer elle-même, elle s’engage contre les LGBTQI+phobies, mais aussi contre le sexisme ou le racisme, en participant à des débats organisés dans son école.
Sonia a décidé d’adhérer à SOS Racisme après avoir subi des discriminations scolaires. Quant à Lila, 15 ans et membre d’Extinction Rebellion et de Collages Féminicides Bordeaux, militer est tout simplement pour elle une question de survie. Victime d’inceste dans son enfance, c’est à l’âge de 12 ans, après une période d’amnésie traumatique, que ses souvenirs remontent. Soignée pour une dépression, elle s’engage à sa sortie de l’hôpital pour “canaliser [sa] colère. Si je n’avais rien fait, j’aurais fini par disjoncter”.
Loin du burn out militant décrit par certain·es activistes plus âgé·es, qui finissent par se sentir submergé·es et impuissant·es face aux causes qu’il·elles défendent, l’engagement chez les adolescent·es semble synonyme de mieux-être. “Cela leur fait beaucoup de bien dans leur développement, leur identité. Pendant le Covid, ça les a aidés à ne pas se sentir totalement inutiles et angoissés. [S’engager] est un facteur de protection contre la dépression, l’ennui, la mélancolie”, analyse Marie Rose Moro. L’action ou le meilleur moyen de tromper l’anxiété écologique et sociale, à un âge où les sentiments sont exacerbés ?
Face à l’écoanxiété
Cet engouement pour le militantisme pourrait être interprété comme une réponse aux chiffres inquiétants sur la santé mentale des jeunes : en Europe, d’après la Haute Autorité de santé, près de 8 % des adolescent·es âgé·es entre 12 et 18 ans souffriraient de dépression, tandis qu’un·e adolescent·e sur cinq est touché·e chaque année par un problème psychologique, comme le rapportait Le Monde en 2020, d’après des chiffres de Mental Health Europe. Selon une étude financée par l’ONG climatique Avaaz et publiée en septembre dans la revue The Lancet, 45 % des jeunes de 16 à 25 ans interrogé·es dans une dizaine de pays à travers le monde se disent atteint·es d’écoanxiété et 75 % jugent le futur “effrayant”. Dans La Croisade, qu’il réalise et incarne aux côtés de Laetitia Casta (en salle le 22 décembre), Louis Garrel fait dire à Joseph, son personnage principal, un activiste climatique de 13 ans : “Je m’inquiète, je m’angoisse.” Une réplique qui n’a, hélas, rien de fictionnel. “Ce à quoi leur génération est confrontée est inédit”, explique le réalisateur Cyril Dion, dont le documentaire Animal (en salle le 1er décembre) met en scène deux ados militant·es. “J’ai été touché de voir à quel point ils ont l’impression de ne pas avoir de futur, comme aucune génération avant la leur. Quand la mienne disait ‘No Future’, c’était le sida, le chômage, des choses potentiellement réversibles. Là, si on continue sur la même trajectoire, le monde sera dégradé pour toujours. Chez eux, il y a une angoisse existentielle. Cela leur confère une gravité que je n’avais pas du tout à leur âge”, assure-t-il.
Réseaux d’information
Une conscience aiguë du monde qui s’explique aussi par le niveau d’information de ces jeunes générations. D’après une étude Médiamétrie publiée en 2020, les enfants reçoivent leur premier smartphone en moyenne à l’âge de 9 ans et 9 mois, et deux enfants sur trois en sont équipé·es entre 11 et 14 ans. C’est évidemment par le biais de leur téléphone que les jeunes s’informent et développent leur fibre militante. “[Les réseaux sociaux] leur donnent accès à des sujets politiques jusque-là quasi absents de la presse qui leur était destinée. La question politique est très peu abordée à ces âges-là, cela vient plus tard et de façon assez scolaire. Mais l’enseignement se focalise sur le domaine des institutions, de la citoyenneté, ce n’est pas du tout une politique qui se vit concrètement. Les réseaux sociaux ont décloisonné cela et permis aux jeunes de se saisir de sujets sur les questions d’environnement, de racisme ou de genre”, note Laurent Lardeux. Et les sujets politiques et de société s’immiscent partout sur les réseaux sociaux, même sur des applications qui, au départ, n’avaient pas du tout cette vocation.
Instagram, cité par tous les témoins de notre enquête, en est un exemple flagrant, mais TikTok, l’appli vidéo chinoise qui compte près de 700 millions d’utilisateur·trices actif·ives dans le monde, dont 41 % ont entre 16 et 24 ans (Agence des médias sociaux, novembre 2020), est aussi un lieu d’activisme de plus en plus important. Organisations d’actions pendant la campagne présidentielle américaine, relais massif du hashtag #StopAsianHate contre les discriminations des populations asiatiques ou mobilisation conte la loi anti-avortement au Texas, TikTok voit un nombre croissant de ses inscrit·es prendre la parole sur des sujets politiques et comptabiliser des centaines de milliers, voire des millions de vues.
Si les réseaux sociaux offrent aux ados une fenêtre inédite sur le monde, c’est également dans le cercle privé que se joue l’éveil militant. Quand ils n’influencent pas les prises de position politiques de leurs enfants, les parents semblent majoritairement les encourager. Inès, première de sa famille à militer, est soutenue dans son choix par ses parents, “fiers” de son engagement. Sonia, elle, est issue d’une famille où l’on parle beaucoup politique. La mère de Lila est “à fond” derrière sa fille, qu’elle voit se reconstruire par le biais du militantisme féministe. Élise, enfin, dont la mère est éditrice et le père professeur, concède que ses parents ont “les mêmes idées” qu’elle. “La socialisation intrafamiliale et la transmission politique de parents à enfants jouent un rôle important dans les valeurs et les engagements qu’incarnent ces jeunes […]. Les jeunes générations qui se mobilisent ne sont pas si loin des préoccupations et des sensibilités politiques de leurs parents, qui ont 40-45 ans aujourd’hui. Il n’y a pas de clivage générationnel, mais une vraie reproduction sociale dans les formes d’engagement, surtout sur la question climatique”, constate Laurent Lardeux.
En toute indépendance
De la reproduction sociale à la manipulation mentale, il n’y a qu’un pas, argueront celles et ceux qui ne voient en ces enfants militant·es que de simples marionnettes. Le degré d’indépendance d’esprit des enfants et des adolescent·es militant·es est bien sûr au cœur des questionnements. Greta Thunberg a ainsi été soupçonnée par ses détracteur·trices de servir les intérêts d’adultes qui l’exploitent. Une théorie que le documentaire I Am Greta s’applique à démonter : la jeune militante y raconte, vidéos d’enfance mal cadrées à l’appui, comment elle est issue d’une famille “normale”, c’est-à-dire consumériste et peu portée sur la question écologique. On la voit peaufiner ses discours seule jusqu’à la dernière minute et l’on comprend que c’est elle qui a imposé ses vues militantes à ses parents. “La question de la manipulation peut se poser quand il s’agit de formes familiales d’engagement, mais ce ne sont pas les plus fréquentes. Les ados ne militent pas avec leurs parents. En général, ils ont plusieurs types d’influences et essaient de construire une position. On peut toujours être manipulé par des parents ou des gourous, mais l’adolescence est aussi la période de développement de l’esprit critique”, affirme Marie Rose Moro.
Tout comme dans la série The White Lotus, où deux ados imprégnées de lectures woke passent leur temps à rectifier leurs parents, ou dans La Croisade, où Joseph apprend tout à ses ignares de parents, qu’il s’agisse du fonctionnement du FMI ou du nom du Président tchadien, les enfants militant·es se sentent le devoir et la légitimité d’éduquer leurs aîné·es. Ainsi, Élise n’hésite pas à inculquer à ses parents tout le vocabulaire récent et adéquat pour évoquer les transidentités : “Je leur apprends à être plus respectueux”, dit-elle. Un credo que cette jeunesse engagée porte au quotidien, qu’il s’agisse de la planète ou de celles et ceux qui la peuplent.
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