Chaque année, plus d’une centaine de femmes sont assassinées par leur conjoint ou ex-conjoint en France. Ces crimes sont des féminicides, à savoir des meurtres de femmes parce qu’elles sont des femmes. Inscrit dans le droit de nombreux pays latino-américains, la France commence seulement à intégrer le féminicide à son vocabulaire. Un lent processus de reconnaissance qui permet une meilleure visibilité de ces crimes sexistes.
Dans la nuit du 26 au 27 octobre dernier, l’ex-compagnon de Catherine s’est rendu chez elle, dans son appartement de Champagne-sur-Oise, et l’a abattue d’un coup de fusil, avant de se suicider. Relégué dans la rubrique fait divers d’un hebdomadaire local, ce meurtre n’a pas fait de bruit. Pourtant, il fait partie d’une longue série de crimes: comme Catherine, plus d’une centaine de femmes sont tuées chaque année par leur conjoint ou ex-conjoint. En 2016, 109 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint selon les chiffres officiels; 123 féminicides ont été comptabilisés par l’association Osez le féminisme!. Le nom de Catherine apparaît dans “la liste macabre” dressée depuis janvier par Titiou Lecoq sur le site de Libération.
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Ni un fait divers, ni un crime passionnel, ce meurtre a un nom: il s’agit d’un féminicide. Apparu dans les années 90 aux États-Unis, ce terme désigne le meurtre d’une femme en raison de son sexe; une femme tuée parce que c’est une femme. Jean-Michel Bouvier a découvert ce mot en 2011 en Argentine, où sa fille Cassandre Bouvier et son amie Houria Moumni, alors en vacances, ont été battues, violées et tuées par balle. À l’époque, il signe une tribune dans Le Monde et décide de faire de la reconnaissance du féminicide dans le droit pénal français “le Graal de [s]es vieux jours”. Il écrit à de nombreux responsables politiques, dont le président de la République, Nicolas Sarkozy, afin que le crime de féminicide soit reconnu et sanctionné plus lourdement qu’un meurtre classique. “Je ne me sentais pas tellement écouté. La question heurtait les habitudes et je voyais bien que je choquais, en invoquant l’argument que l’antisémitisme et le racisme étaient bien, eux, pris en compte par la loi”, explique-t-il aujourd’hui.
Par leur nombre très élevé, leur atrocité et leurs circonstances, les féminicides sud-américains, comme ceux de Cassandre et Houria, ne sont pas parfaitement similaires, ni comparables aux féminicides européens. Néanmoins, alors que les pays latino-américains ont été pionniers dans la reconnaissance des crimes de genre, la France, elle, a attendu janvier 2017 pour intégrer le caractère sexiste des violences et crimes.
Si la loi égalité et citoyenneté n’introduit pas le crime spécifique de féminicide, elle crée la circonstance aggravante “en fonction du sexe”, à côté de “l’orientation sexuelle ou identité de genre vraie ou supposée” de la victime. “Une victoire”, admet Raphaëlle Rémy-Leleu, porte-parole d’Osez le féminisme! qui réclamait depuis 2014 une reconnaissance du féminicide. Mais elle ajoute: “Il nous reste à acter le féminicide en tant que tel dans le code pénal.”
L’inscription dans la loi, pas si simple
Pourquoi ne pas avoir inscrit le féminicide dans la loi et lui avoir préféré les circonstances aggravantes? Parce que le “droit pénal français appréhende les intentions de l’auteur de l’acte”, explique Diane Roman. Professeure de droit à l’Université François-Rabelais de Tours, elle fait aussi partie de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme qui a rendu un avis sur les violences contre les femmes et les féminicides, dont s’inspire la loi de janvier 2017. L’évolution du droit hexagonal tend, en effet, à se concentrer sur l’auteur de l’acte et son intention, et non sur l’identité de la victime pour caractériser un délit ou un crime. Ainsi, l’infanticide, le fait de tuer son enfant, a disparu du code pénal français et a été remplacé par les circonstances aggravantes de crime commis “par un ascendant”. “Si on avait voulu inscrire le féminicide, on aurait fait une catégorie spécifique, poursuit-elle. Or, est-ce que c’est plus odieux de tuer une femme que de tuer son enfant de moins de 15 ans? Ou alors, on rétablit l’infanticide et le parricide. Mais je trouve que ce n’est pas une vision très moderne du droit pénal.” Des violences à l’assassinat, cette modification de la loi permet également de couvrir un spectre plus large de délits et de crimes que le seul meurtre, comme l’aurait fait l’introduction du féminicide.
Pour Diane Roman, c’est dorénavant “dans l’application de la loi que tout se joue”. Policiers, gendarmes, magistrats, avocats, l’ensemble des professionnels de la justice doit s’emparer de ce nouvel arsenal pénal. Or, c’est “toujours difficile d’apprécier le mobile d’une infraction. Mais il y a fort à penser que les juges vont retenir la même méthode que pour l’appréciation du mobile raciste ou homophobe, autres circonstances aggravantes, qui sont basées sur un faisceau d’indices apprécié compte tenu des éléments de faits: le prévenu a-t-il fait des déclarations sexistes pour justifier son acte ou au moment de la commission de l’infraction?”, décortique Diane Roman. Alors que la plupart de ces meurtres sexistes ont lieu au domicile conjugal, l’analyse du mobile semble d’autant plus ardue: il n’y a souvent pas de témoins ou alors les enfants du couple, victimes eux aussi et traumatisés.
Visibiliser ces meurtres
Si le droit ne consacre pas le mot féminicide, la société, elle, peut s’en emparer. Car bien nommer le féminicide, c’est le rendre visible. Ici, le rôle des médias est crucial. “Très souvent, l’info est traitée dans la rubrique faits divers, avec un côté un peu sensationnel. On considère que les féminicides ne sont pas des faits de société mais des faits isolés”, explique Sophie Gourion, ancienne journaliste et créatrice du Tumblr Les Mots tuent, qui dénonce le traitement médiatique réservé aux violences faites aux femmes en compilant des titres de presse. Louise, victime du ‘coup de folie’ de son voisin, alors que la jeune femme est décédée après que son voisin l’a poignardée. Ou encore Il craignait d’être quitté, il l’étrangle en pleine nuit. “Les violences masculines sont souvent minimisées, comme si ce qui était en jeu était de l’amour, de la passion et non pas des violences et des inégalités. C’est une manière de diviser les femmes si on ne montre pas l’accumulation et le lien entre ces violences”, relève Raphaëlle Rémy-Leleu.
En 2016, le collectif Prenons la Une a élaboré une charte à l’attention des rédactions et des journalistes “pour permettre un traitement journalistique le plus juste possible” des violences contre les femmes. Les onze recommandations s’inspirent d’une autre charte créée par Pilar Lopez Diez, professeure et chercheuse espagnole. “En Espagne, ça a très bien marché, relève Sophie Gourion. Plus aucun journaliste n’oserait parler de crime passionnel.” Un changement de pratique radical qui est encore loin d’être observé en France.
Titre corrigé @LeParisien_91. Il s’agit de #violencespostséparation avec de multiples victimes, dont tentative de #féminicide. Cessez de minimiser #violencesmachistes #LesMotsTuent https://t.co/gyuWlEqaqY pic.twitter.com/u8USs1GdUa
— Stephanie Lamy (@WCM_JustSocial) 9 novembre 2017
Rendre visibles les féminicides, c’est aussi mieux les recenser. Depuis une dizaine d’années, le ministère de l’Intérieur publie une étude sur les morts violentes au sein du couple. Or, le féminicide ne s’arrête pas là: “Le meurtre d’une joggeuse ou d’une prostituée ne relève pas d’une relation de couple”, insiste Margaux Collet, responsable des études et de la communication au Haut Conseil de l’Égalité entre les femmes et les hommes. Autre problème: ces chiffres ne sont rendus publics qu’une fois par an, à des dates irrégulières. “Ce qui serait intéressant, ce serait de les avoir au jour le jour”, avance Margaux Collet. Enfin, selon elle, l’étude “est intéressante mais très factuelle, il y a très peu d’analyse”. Parmi les mobiles relevés, on voit apparaître la jalousie ou la dispute. “Cela prouve une grande méconnaissance de la relation de domination”, affirme Margaux Collet.
Ni séparation, ni jalousie, ni dispute ne peuvent, en effet, être considérées comme des mobiles pour tuer une femme. Le féminicide n’est ni un drame passionnel ou conjugal, ni un coup de folie, mais appartient souvent à un cycle de violence sexiste dont l’issue est fatale. Et à un schéma de domination sexiste construit, car, comme le rappelait l’anthropologue Françoise Héritier encore récemment: “Les bêtes ne violent pas leurs partenaires […] Et jamais ne les tuent.”
Juliette Marie
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