[Le monde de demain #24] Tous les jours, un entretien pour nous projeter dans le monde que l’on retrouvera au sortir de cette crise sanitaire. Aujourd’hui, le sociologue Félix Tréguer, membre fondateur de La Quadrature du Net, critique le développement des technologies de contrôle, et perçoit l’éclosion possible d’un mouvement de résistance.
#OnResteOuvert : Fermons nos portes, pas nos esprits !
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Retrouvez les précédents épisodes de la série :
>> Episode 21 : Le monde de demain, selon Rone
>> Episode 22 : Le monde de demain, selon Eloi Laurent
>> Episode 23 : Le monde de demain, selon Will Self
“La crise du Covid-19 consolide des technologies de contrôle déjà endémiques”, constate dans cet entretien le sociologue Félix Tréguer, chercheur associé au Centre Internet et Société du CNRS, membre fondateur de La Quadrature du Net, et auteur de L’Utopie déchue. Une contre-histoire d’internet (Fayard, 2019). Alors que le gouvernement mise sur des modalités techno-sécuritaires pour contenir l’épidémie (avec l’appli StopCovid par exemple), il observe cependant qu’une tendance contradictoire émerge dans la société, sous la forme d’“une critique du tout-technologique et de la déshumanisation qu’elle induit”.
Le gouvernement planche sur une application, StopCovid, qui permettrait de tracer les personnes contaminées par le virus, sur la base du volontariat. Malgré les garanties données par les ministres, cette technologie est-elle dangereuse pour les libertés individuelles ?
Félix Tréguer – L’État et ses partenaires parlent en effet d’une application volontaire, conçue pour être respectueuse de la vie privée – le fameux “privacy-by-design”. Mais même dans cette formule idéale et toute théorique, le backtracking est un danger pour les libertés. D’abord parce que l’anonymat parfait est une chimère, et il existe de nombreuses situations qui conduiront à ce que le système révèle la maladie de personnes à leur insu, portant ainsi atteinte au secret médical.
Ensuite, parce que dans son principe même, il banalise l’idée d’une surveillance constante de nos interactions physiques, de nos corps, en faisant du traçage par le biais de nos Smartphones un geste “citoyen”. En cela, le backtracking conforte les différentes formes de “servitude volontaire” qui nous lient déjà à tout un tas de dispositifs de surveillance. Par ailleurs, sur un plan juridique, tout système de surveillance doit faire la preuve de son efficacité pour être “proportionné”, et donc légitime. Or, ces solutions restent hautement expérimentales et leur efficacité n’a pas été démontrée. Même les ministres qui consacrent une grande partie de leur temps à communiquer dessus en conviennent.
On estime qu’une telle application ne peut être efficace que si 60 % de la population l’utilise. Pensez-vous qu’elle pourrait se déployer aussi massivement, avec le consentement de la population ?
Non. Seulement 77 % de la population dispose d’un Smartphone, et il y a fort à parier que parmi ceux qui en possèdent, beaucoup ne parviendront pas à l’installer ou refuseront de le faire. En creux, cela révèle une certaine hypocrisie du gouvernement : lorsqu’on lit les études sur le sujet, la formule “idéale” dont on nous rebat les oreilles depuis deux semaines ne sera déployée qu’à titre temporaire pour travailler à ce que les technocrates appellent “l’acceptabilité sociale” de cette technologie.
À la moindre recrue de l’épidémie, il est fort à craindre que les autorités fassent évoluer ces solutions. D’abord pour les rendre obligatoires. Et ensuite, pour remettre en cause l’anonymat et identifier directement les personnes à risques, afin de leur imposer le plus vite possible une quarantaine.
Pourquoi estimez-vous que l’on se focalise trop sur le backtracking ? Ce n’est que la partie émergée de l’iceberg en matière de crispation techno-sécuritaire ?
On est forcé de constater que depuis plusieurs semaines, le débat public sur les mesures qui accompagneront le déconfinement se concentre très largement sur le backtracking. Or, comme on l’a déjà constaté par le passé, notamment en 2014 à l’occasion de l’épidémie du virus Ebola en Afrique de l’Ouest, se concentrer sur les mesures technologiques en pleine crise conduit à négliger d’autres approches, d’autres réponses possibles, et à perdre du temps alors qu’il y aurait des manières plus efficaces d’aborder le problème. En l’occurrence, le gouvernement prétend ne pas savoir faire autrement que d’imposer des restrictions massives de libertés. Il fait comme si nous n’avions pas d’autre choix. Cette absence d’alternative est à la fois une manière d’esquiver le débat en même temps qu’elle est le révélateur d’une impréparation coupable, et des carences dans les politiques de santé.
Paradoxalement, la focalisation sur le backtracking contribue à occulter d’autres dérives liées au fait que la principale réponse des États à cette crise sanitaire est sécuritaire. Outre un déploiement inédit des forces de l’ordre qui s’accompagne de nombreux cas de violences policières, la crise légitime et fait proliférer toutes sortes de formes de la surveillance numérique. On voit ainsi des acteurs comme Google, Facebook ou Palantir tirer leur épingle du jeu en se présentant comme des alliés des États dans la gestion de la crise, que ce soit pour lutter contre les fausses nouvelles au sujet de l’épidémie, ou pour contribuer à équiper les autorités sanitaires en systèmes Big Data afin de piloter les ressources hospitalières. Il y a aussi les opérateurs télécoms, qui ont largement fait la publicité de leurs offres commerciales permettant de modéliser le parcours de populations, et dont la légalité est très contestable.
Qu’est-ce qui vous préoccupe le plus, pour le monde de demain ?
Ce qui est peut-être le plus inquiétant, ce sont les déploiements techno-sécuritaires massifs de vidéosurveillance automatisée, pour détecter en temps réel les attroupements ou le non-respect du mètre de distance dans l’espace public. Mais aussi les caméras thermiques, les hélicoptères et les avions de surveillance au-dessus des villes, ou enfin les drones. Le ministère de l’intérieur a profité de cette crise pour publier un appel d’offres visant à faire passer le nombre d’aéronefs à disposition de la police de 450 à 1100 appareils. À travers Technopolice.fr, une campagne de recherche-action participative lancée en septembre dernier par La Quadrature du Net avec d’autres associations comme la Ligue des droits de l’Homme, nous travaillions depuis des mois sur le développement de ces technologies policières sous couvert de programmes de smart cities. Et l’on constate que l’ensemble de ces acteurs profite de la crise pour accélérer ces déploiements.
Êtes-vous de ceux qui craignent que les mesures d’exception prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire se poursuivent une fois qu’il sera levé ?
Bien sûr. À travers l’histoire, les crises politiques – qu’il s’agisse de conflits armés, d’épidémies, de vagues de violence politique – constituent autant d’épreuves pour les États, qui y répondent généralement par une forme d’hypertrophie et appellent à l’unité pour mieux réveiller les penchants autoritaires de certains groupes sociaux. Et crise après crise, les appareils de pouvoir se transforment, créant ou consolidant de nouvelles pratiques de contrôle social, et de gestion de la population.
Comment imaginez-vous le monde d’après l’épidémie ?
La crise du Covid-19 n’innove pas tant qu’elle consolide et légitime des formes de surveillance et des technologies de contrôle déjà endémiques. La nouveauté tient sans doute aux discours conçus pour les légitimer. Désormais, on ne mettra plus seulement en avant l’antiterrorisme, la lutte contre la délinquance ou leur capacité à optimiser la gestion des flux dans l’espace public urbain, mais également des considérations sanitaires. Par exemple, on légitimera la collecte des données de santé par la nécessité de surveiller et mesurer les corps au plus près de leurs déplacements pour s’enquérir de leur statut sanitaire. On nous expliquera que des technologies biométriques comme la reconnaissance faciale sont “sans contact”, et donc plus “hygiéniques” que les titres d’identité. Toutes ces choses-là risquent bien de s’inscrire dans la durée, en dépit des réassurances des autorités.
N’avez-vous tout de même pas l’espoir que, face à ce péril, une résistance émerge ? Que des enseignements positifs soient tirés de cette crise ?
On peut en effet l’espérer. Au cœur de ces crises, dans ces reconfigurations rapides des relations entre pouvoir et sujets, peuvent aussi surgir des mouvements de résistance. En l’occurrence, les gens ne sont pas dupes. Si une partie des discours dominants mise sur les tempéraments autoritaires de certains, beaucoup voient à l’inverse combien cette réponse techno-sécuritaire contribue à masquer de graves déficiences dans les politiques de santé, dans les visions du monde de ceux qui nous gouvernent. Une critique du tout-technologique et de la déshumanisation qu’elle induit monte depuis quelque temps dans la société. Et après des semaines de confinement et du tout-numérique pour organiser nos sociabilités connectées et souvent dégradées, on aura peut-être envie de penser le long terme selon d’autres modalités.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Dernière parution : L’Utopie déchue. une contre-histoire d’internet (Fayard, 2019)
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