Deux essayistes, Fabrice Midal et Belinda Cannone, invitent chacun à leur manière à cultiver en soi la capacité d’émerveillement face au monde. Une ressource sans laquelle rien d’intense n’est possible dans nos vies.
Comme l’atteste la cohorte de livres vendus depuis des années sur la promesse d’une recette artificiellement blindée de bonheur individuel, le bien-être obsède beaucoup de nos contemporains ; comme si la possibilité technique d’un sentiment de plénitude personnelle venait compenser la réalité éprouvée d’un vide collectif.
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Aux marchands de sable d’un bien-être fantasmatique, d’autres auteurs plus subtils opposent des voies différentes bien que préoccupées aussi par la quête d’une sérénité rêvée. Deux livres, aussi différents l’un de l’autre que partageant une même intuition – Foutez-vous la paix ! et commencez à vivre, par Fabrice Midal ; S’émerveiller, par Belinda Cannone – esquissent une voie majeure, simple à faire proliférer lorsque l’on cultive en soi un sentiment comme la curiosité : s’émerveiller.
Photo Claude Gassian-Flammarion
L’émerveillement : c’est bien ce que Fabrice Midal défend dans sa réflexion iconoclaste sur la méditation, pratique dont il estime qu’elle est devenue une sorte de caricature d’elle-même à force d’être laissée dans les mains de spécialistes un peu trop bourrus.
« Pris dans un activisme frénétique”
“Sortir de soi : voilà la voie royale vers l’émerveillement. Nous ouvrir, défricher, découvrir ; nous autoriser à être, en dépit de la pensée dominante qui nous impose des œillères”, suggère l’auteur, déjà auteur de nombreux essais sur la méditation, mais aussi sur l’art, la peinture, l’histoire ou la religion.
Pour lui, “s’émerveiller ne signifie pas s’abriter de la réalité, ni rêver les yeux ouverts”, mais vise au contraire à être présent à soi-même, à soi-même dans le monde, à soi-même parmi les hommes. Tout son livre tend à déconstruire les commandements normés des apôtres du bien-être.
“Nous nous torturons à intégrer des normes, des injonctions, des modèles, souvent sans qu’il ne nous soit rien demandé”, observe-t-il, tout en rappelant que nous sommes aussi “pris dans un activisme frénétique, happés par l’urgence de faire”.
Or, il faut “apprendre à se foutre la paix“, c’est à dire se libérer des protocoles, des procédures et des pseudo-urgences qui n’en sont pas. Méditer, c’est au fond, ne rien faire ; ne rien faire, c’est en réalité faire plein de choses. C’est pour cela que la méditation telle que la conçoit Fabrice Midal est plus un geste de liberté qu’une “technique mécanique et protocolaire“.
La méditation ne vise pas autre chose que la “pleine présence“ (la “mind-fulness“). Méditer, ce n’est pas se détacher, mais à l’inverse “s’ouvrir au monde à travers ses sens, donc à travers son corps“, se resynchroniser avec la vie.
Ne rien vouloir, ne rien rechercher, développer une attitude de pleine présence à ce qui est ; voilà le secret qui conditionne la possibilité d’un émerveillement. Cesser de chercher à tout comprendre, cesser de tout rationaliser, se désintoxiquer du calcul, apprendre à laisser jaillir la vie dans sa pure effervescence…: c’est à tous ces horizons possibles que l’émerveillement est suspendu. Méditer, ce n’est même pas se calmer ou devenir zen, comme on le prétend à tour de bras partout ; c’est simplement “entrer en rapport à sa propre vie“.
Pas plus qu’elle ne calme, la méditation n’exhorte à être sage, souligne Midal, se souvenant de cette sentence de Wittgenstein : “La sagesse ne fait que te dissimuler la vie“. Inconsolable et heureux, Fabrice Midal mesure le poids de l’existence sur la conscience, qui si elle reste toujours un peu malheureuse (cf. Hegel), peut, par ce travail sur soi, parvenir à la seule vérité qui compte : s’émerveiller du monde.
C’est ce sentiment que Belinda Cannone s’efforce d’éclairer dans son livre S’émerveiller. Ou au fil de pages sensibles donnant corps à des émotions dispersées, l’auteur affirme comme Midal que “s’émerveiller, c’est d’abord saisir la présence des choses et des êtres”. A la fois romancière et essayiste, l’auteur observe que l’émerveillement n’est pas un concept philosophique, vu que “son caractère volatil et subjectif” l’éloigne de toute stabilité conceptuelle.
“Accéder à la disponibilité poétique au monde”
Ce que Belinda Cannone excave des profondeurs de son quotidien, c’est cette “perfection ineffable du vivant, si poignante”, incarnée par une qualité de lumière, la beauté d’un chant, la grandeur d’un arbre, la puissance d’une œuvre d’art… Des signes modestes du monde qui par leurs effets cumulés nous aident à résister au “nihilisme” et à “l’enténèbrement”. “L’émerveillement résulte du regard désirant porté sur le monde ; il est source du mouvement désirant lui-même”. Il n’est jamais ce qu’on cherche “mais ce qui survient”.
Ce que Belinda Cannone nous invite à imaginer et mettre en acte dans sa vie, c’est “accéder à la disponibilité poétique au monde“, à développer la capacité de “se tenir dans un état de présence extrême au monde, qui le fait advenir dans son éclat“.
Spinoza estimait que “construire la joie est notre principal travail“. Assumant cet héritage, ces deux invitations à savoir s’émerveiller appellent un travail de chaque instant ; un travail discret et surtout pas laborieux. Et si l’on peut évidemment regretter l’absence de toute entreprise politique dans ce travail, c’est à dire l’attention vive à la volonté de transformation des structures sociales du monde, sans laquelle un émerveillement est toujours rendu plus difficile, on peut aussi entrevoir dans ces deux livres la possibilité d’un éveil face à ce qui dépasse l’ordre social lui-même : un éveil fragile, puisque le monde social se rappelle toujours à soi, même quand on en oublie quelques instants la dureté ; mais un éveil salvateur, celui qui mène vers les merveilles du monde, sans lesquelles rien ne vaut vraiment de vivre.
Jean-Marie Durand
Foutez-vous la paix ! et commencez à vivre, par Fabrice Midal (Flammarion, Versilio, 188 p, 17 €)
S’émerveiller, par Belinda Cannone (Stock, 188 p, 18 €)
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