Après avoir réalisé en autodidacte plusieurs documentaires sur la maternité, Eve Simonet lance sa plateforme de streaming féministe on.suzane. Portrait d’une reine du Do It Yourself.
Cadrée en plan poitrine dans un canapé beige, Eve Simonet attrape le petit objet qui se trouve à sa droite et pssssssch, s’en pulvérise un peu dans la bouche. Notre interlocutrice n’est pas asthmatique: elle consomme juste de la nicotine en spray. C’est un petit vestige, celui d’un passé qui fut, parfois, intoxiqué. Elle n’a pas 30 ans qu’elle a déjà une vie derrière elle, faite de voyages, de petits boulots, de substances et d’oubli. Une vie de fuite, loin de la campagne normande où elle a grandi, d’une famille où elle a parfois rapetissé, jusqu’à disparaître. Elle a déjà fait état sur son compte Instagram des violences sexuelles qu’elle a subies lorsqu’elle était enfant, elle a déjà nommé l’inceste à voix haute pour d’autres médias (pour en savoir plus, écoutez, par exemple, le podcast Papatriarcat). Eve Simonet ne cache rien, a choisi la transparence comme militance, parce que “dire, c’est guérir”, comme elle l’écrivait le 1er mai 2022 mai sur Instagram. Ce jour-là, elle postait sur son profil les comptes-rendus des expert·es et autres personnes assermentées qui l’ont rencontrée quand elle est allée déposer plainte avec sa mère, à six ans, pour “attouchements sexuels”. “Une enfant enjouée et séductrice, d’un contact familier, sans aucune réserve”, résument les gendarmes. “Une très jolie petite fille” à l’“air très enjoué et séducteur”, proférant “de fausses allégations”, conclut le psychiatre. Des documents édifiants, qui en disent long sur l’accueil de la parole des enfants dans les affaires d’inceste et qu’elle a souhaité mettre à disposition de sa communauté, “parce que ça concerne 1 enfant sur 5”, écrit-elle.
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C’est dans cette démarche de partage de vécu, d’information et au passage, de dynamitage des tabous, qu’Eve Simonet a reconstruit sa vie depuis deux ans. À la naissance de son fils, elle qui n’avait entendu parler du mot “post-partum” que quelques semaines avant son accouchement -à la maison, l’accouchement- et n’a jamais tenu une caméra de sa vie, se lance dans la réalisation d’un documentaire sur le sujet. Post-Partum, le documentaire veut montrer la réalité de cette période qui reste à l’époque l’un des angles morts de la maternité. “Pour moi c’était super clair tout de suite que je voulais montrer du sang, des crevasses”, dit-elle en se remémorant sa vision de départ. Une approche crue et réaliste du sujet qui effraie alors les financeur·euses et les diffuseur·euses, et oblige la mère et réalisatrice en herbe à se lancer en mode DIY. “Je ne viens pas du milieu et comme je ne connaissais pas les codes, c’était très facile pour moi d’en sortir et d’inventer le format qui me plaisait. Je me suis juste demandé quel film j’avais envie de voir”, dit-elle.
Une méthode que, depuis lors, elle a fait sienne, au gré de ses multiples projets. Comme le Club Poussette, une association qui vise à sortir les mamans de l’isolement en organisant des rencontres, ou on.suzane, la plateforme de streaming féministe qu’elle vient de lancer et qui inclut aussi un volet communautaire pour faciliter l’échange entre mères. Si le père de son enfant, un producteur de films dont elle est désormais séparée, lui a fourni les 10 000 premiers euros nécessaires au lancement de on.suzane, la réalisatrice / entrepreneuse / productrice a tout mis en place elle-même et continue d’œuvrer aussi bien à l’écriture et aux tournages des différents documentaires qu’à leur financement, en orchestrant partenariats et levées de fonds. “Je suis maintenant capable d’aller voir les investisseur·ses et d’assumer qu’il me faut plusieurs millions d’euros, mais cela n’a pas été facile car, en tant que femme, on n’est pas éduquée à ça.”
Désormais épaulée par une équipe -une directrice et une assistante de production, une cofondatrice qui gère principalement la partie business, une directrice financière et toutes les techniciennes, cadreuses, monteuses qui gravitent autour de on.suzane portent le nombre de collaboratrices à une bonne vingtaine-, Eve Simonet n’a jamais attendu personne pour se lancer. Elle cultive depuis très tôt une impressionnante débrouillardise, qu’elle dit tenir de sa mère, qui l’a eue à 20 ans et a, elle aussi, monté plusieurs projets, comme une boîte de production musicale et un festival: “On n’a jamais eu de grands moyens, j’ai plein de souvenirs de ma mère en train de rafistoler des trucs, avec mes soeurs on rigole encore de ce système D permanent. Trouver des solutions pour faire les choses plus rapidement et moins cher, c’est comme ça que j’ai été élevée”, explique-t-elle. Une ingéniosité et une autonomie qu’Eve Simonet a encore davantage développées à l’âge adulte.
Partie de chez sa mère à 14 ans, l’adolescente a parcouru le monde, de l’Australie où elle a emménagé avec 2000 euros en poche, au Portugal où elle a posé ses bagages plusieurs années. Au cours de ses voyages, elle a enchaîné les boulots précaires, ménage par-ci, job dans un “chicken shop” par-là, gardes d’enfants, et a appris en autodidacte à coder des sites internet. “Ça me plaisait beaucoup. Je n’avais pas de diplôme et l’univers des start-ups laissait de la place aux autodidactes. Je me suis formée toute seule en commençant un blog en Australie. Puis quelqu’un m’a demandé un site, je ne savais pas le faire mais j’avais besoin d’argent alors j’ai appris sur le tas. On parlait quand même de 3000 euros, c’était démesuré pour moi, à l’époque. Je ne pouvais pas refuser.” Elle finit par se mettre en couple avec un développeur qui l’aide à “gagner en compétence” et suit des cours à l’école de code féminine SheCodes pendant sa parenthèse lisboète. Si elle a développé elle-même la plateforme qui hébergeait Post-Partum, le documentaire, elle a finalement délégué la conception de on.suzane, trop technique et chronophage, à quelqu’un d’autre.
Après de longues années en (quasi) solitaire, Eve Simonet semble prête à transmettre le flambeau -la flamme, devrait-on écrire, vu la passion qui l’anime dans chacun de ses projets. Avec on.suzane, elle souhaite “donner l’opportunité à d’autres femmes de porter haut et fort des sujets féministes”. Des questions qui ne l’ont touchée que récemment, en devenant mère. “Avant la maternité, quand je pensais féminisme, je pensais Femen. C’était pas cool, il ne fallait pas être féministe, c’était une insulte. En devenant maman, en me rendant compte de toutes les oppressions que je vivais au quotidien, j’ai commencé à me livrer sur les réseaux sociaux, à parler avec d’autres femmes et à voir que ce n’était pas moi, le problème”, dit-elle. Son éveil féministe s’est accompagné d’une boulimie de lecture enclenchée avec Les Sentiments du Prince Charles de Liv Strömquist. “Je me suis mise à consommer toute la littérature possible et imaginable sur le sujet”, confesse-t-elle, avant d’analyser: “Mais j’ai surtout relu toute mon histoire avec les fameuses lunettes de féministe et ce fut un énorme choc. Cela a eu des impacts immenses sur ma vie, comme me séparer du père de mon fils, ou des gens toxiques autour de moi qui n’acceptaient pas cet éveil. Cela a pourtant été le plus beau moment d’éveil de ma vie”, s’émeut-elle. Avec plusieurs projets de documentaires sur le feu et un enfant en bas âge, Eve Simonet n’arrête jamais. Son énorme besoin d’action, qui est son moteur, lui fait multiplier les sauts dans l’inconnu, sans se laisser intimider par l’appréhension. “Même si je commence seulement à construire mon estime de moi, beaucoup de choses ne me font pas peur. En étant partie si jeune et en ayant fait toutes les conneries possibles, je me suis rendu compte qu’on ne mourait pas de se tromper et de tomber à terre.” Alors, autant viser la lune.
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