[Le monde de demain #20] Tous les jours, un entretien pour nous projeter dans le monde que l’on retrouvera au sortir de cette crise sanitaire. Aujourd’hui, le philosophe Etienne Balibar replace la pandémie dans sa dimension planétaire, et souligne qu’elle pourrait sonner le glas de l’Europe.
#OnResteOuvert : Fermons nos portes, pas nos esprits !
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Retrouvez les précédents épisodes de la série :
>> Episode 17 : Le monde de demain, selon Mark Alizart
>> Episode 18 : Le monde de demain, selon Pablo Servigne
>> Episode 19 : Le monde de demain, selon Anne-Sophie Novel
A force d’attendre la fin du confinement dans les limites étroites de la France, on en aurait presque oublié que pour certains pays, la crise sanitaire ne fait que commencer. Le philosophe Etienne Balibar, auteur de nombreux ouvrages dont dernièrement Histoire interminable et Passions du concept (La Découverte, 2020) le rappelle avec gravité dans cet entretien : “La crise actuelle, sous l’angle économique et humain, est vraiment une crise mondiale. De ce point de vue, il y a des raisons de penser que nous n’en sommes qu’au début.” Européen convaincu, et observateur inquiet des crises successives de l’Europe, il signale que le Covid-19 pourrait bien être l’ultime coup d’estoc avant sa dislocation : “Soit l’Europe se réinvente, soit elle sortira moribonde de cette crise”.
Avez-vous l’impression de vivre quelque chose de tout à fait inédit ?
Etienne Balibar – Oui, bien sûr. Cependant j’ai une conscience aiguë de faire partie des privilégiés. Je suis dans un appartement confortable, j’ai le parc Montsouris complètement vide sous ma fenêtre, j’ai l’internet, des livres, de la musique, des films, je suis en contact régulier avec mes proches, avec des interlocuteurs comme vous-même… Naturellement, il y a un fond d’angoisse, car la situation est critique. J’ai à la fois le sentiment d’être protégé et exposé à n’importe quel moment à l’imprévu. Mais je sais que tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Ce n’est pas comme si j’étais médecin, infirmière, ouvrier d’une industrie qui doit continuer à fonctionner, chômeur plus ou moins assisté, etc. La crise sanitaire expose au grand jour la vulnérabilité différentielle de notre société, ses capacités inégales de porter secours.
Soupçonniez-vous que notre système sanitaire, économique, politique, était aussi vulnérable aux épidémies ?
Quand on fait profession de réflexion, le plus tentant dans ce genre de circonstances est de sortir sa marchandise. (rires) Avec d’autres, j’ai développé l’idée que nous étions entrés dans une forme de capitalisme absolu. Les logiques de marchandisation intégrale de toutes les activités humaines – même les plus intimes – et de tous les niveaux de production et d’échanges ont franchi un seuil, de même que le double mouvement de privatisation et de paupérisation des services publics. Désormais, tous les obstacles sont levés. Le mot pourrait cependant donner le sentiment d’une situation de stabilité, d’une capacité de domination irrésistible. Or je veux dire exactement l’inverse ! Un régime de type “absolu” est d’une extraordinaire fragilité. Ses contrepoids sont tendanciellement éliminés. La violence y est omniprésente, et l’état de crise endémique en est constitutif. Si on se situe à pareil niveau d’abstraction, en effet je ne suis pas surpris, et je m’attends à ce que ces caractéristiques de violence et d’instabilité se manifestent encore, avec des conséquences difficilement mesurables mais probablement dévastatrices. Mais la spécificité de cette crise, ses formes quotidiennes, n’étaient pas prévisibles. Du moins je ne les avais pas anticipées.
Dans ces conditions, vous est-il tout de même possible d’imaginer le monde d’après la crise ?
Votre question est pertinente, car la politique au sens noble du terme consiste à anticiper, à proposer, à ne pas être assommé par les contraintes du présent. Mais d’un autre côté, son postulat implicite, c’est qu’on sait en gros comment les choses vont se dérouler : on va beaucoup souffrir – certaines composantes de la société plus que d’autres –, il y aura un “pic” de la pandémie, et on reviendra à une situation qui ne sera plus l’état d’urgence sanitaire.
Or je me pose la question : où va se situer le “pic” ? En est-on proches ? quand arriveront les traitements ? Je ne suis pas épidémiologiste, mais ce qui me frappe c’est qu’on compare la courbe de l’épidémie en prenant pour modèle ce qui s’est passé en Chine, or on peut se poser des questions sur la sincérité des renseignements chinois. Surtout, on ne tient pas compte de l’Amérique latine – alors que Bolsonaro comme Lopez Obrador semblent croire que le Covid n’est pas pour eux –, ni de l’Inde, où Modi a jeté les indésirables sur les routes, ni de l’Afrique, qui semble être un immense trou noir, avec peut-être des ressources collectives que nous ne soupçonnons pas. Il y a beaucoup d’inconnues.
On sous-estime donc l’échelle globale de l’épidémie ?
Une pandémie, par définition, est une épidémie qui se développe à l’échelle mondiale. Si on regarde un planisphère, on se dit que les choses ne font peut-être que commencer. C’est de nature à angoisser, mais c’est le signe qu’il faut repenser les choses sur une plus large échelle. La tendance du confinement, c’est le confinement non seulement des individus, mais aussi des régions, des nations, un rétablissement des frontières, etc. Or les virus ne s’arrêtent pas aux frontières, et les sociétés du monde entier sont totalement interdépendantes. On a dit que la crise de 1929 était une crise mondiale, mais elle ne concernait que les Etats-Unis, l’Europe, le Cono Sur de l’Amérique latine. La crise actuelle, sous l’angle économique et humain, est vraiment une crise mondiale. De ce point de vue, il y a des raisons de penser que nous n’en sommes qu’au début. Je ne refuse pas de discuter de l’après, et de l’avenir, mais je me pose constamment la question : sur quelle base on doit le faire ? Sûrement pas celle de l’hexagone.
L’échelle refuge à l’heure actuelle, c’est l’Etat – les allocutions d’Emmanuel Macron en témoignent. Fait-on fausse route selon vous en faisant reposer nos espoirs sur cette institution ?
Il faut appliquer un principe de réalité : l’Etat existe et nos vies en dépendent. Mais il faut en avoir une conception large et je dirai même dialectique. A une extrémité il y a le gouvernement, les élites dirigeantes qui circulent entre la fonction publique et le privé, et des rapports de pouvoir très contestables ; et à l’autre extrémité il y a les fonctions que l’Etat remplit dans la société. Je trouve débile le discours de certains de mes meilleurs amis, chez qui la fibre anti-étatiste et anarchiste est toujours en éveil, et qui tendent à expliquer que l’Etat étant la source de tous les malheurs qui nous arrivent, l’occasion est enfin arrivée de se débarrasser de lui en même temps que du capitalisme. A un premier niveau, je pense qu’il faut prendre conscience du fait que dans une situation d’urgence on a un besoin aigu de gouvernance étatique. Mais la question corrélative, c’est : quelle gouvernance ? L’identification de cette gouvernance avec la souveraineté nationale est-elle pertinente ? Sa restriction au pouvoir exécutif et à l’administration est-elle légitime ? A fortiori sa réorganisation sur le modèle de la guerre…
Dire qu’on a besoin d’Etat ne revient pas à dire qu’on accepte toutes ses structures, ni toutes ses tendances, y compris l’autoritarisme, le contrôle social, la technocratie toute-puissante. Dans l’immédiat, en tant que citoyen, il faut savoir comment on se sert de l’Etat qu’on a à sa disposition, ce qu’on réclame de lui ; et à plus longue échéance, il faut se demander si cette crise fera monter l’exigence de transformation radicale de la fonction de l’Etat. Quand Macron emploie le mot “souveraineté”, il ne parle pas seulement de la souveraineté française, mais européenne. De mon point de vue c’est une indication positive. Mais cela ne remet pas en question la gouvernementalité dominante dont il est l’incarnation.
Vous qui êtes si attaché à l’idéal européen, que pensez-vous de la manière dont l’Union européenne a réagi à la crise ? Pour l’instant, il semblerait qu’elle brille par son absence…
Elle ne brille pas seulement par son absence, elle est en train de s’effondrer ! A moins d’un sursaut extraordinaire, ce qui supposerait que la masse des citoyens européens le demande et que les institutions européennes en aient la capacité.
Ça aurait pu pourtant être l’occasion d’une formidable mise en commun à l’échelle européenne…
Vous remuez le fer dans la plaie ! Je suis un européen convaincu. Pas seulement par idéalisme internationaliste, ou par le désir très profond chez certains d’entre nous de dépasser l’enfermement à l’intérieur d’une seule communauté de langue et de destin. Mais parce que dans le monde d’aujourd’hui, l’échelle où il faut se situer pour affronter des problèmes vitaux – comme répondre à une crise sanitaire d’une gravité exceptionnelle et faire face à ses conséquences économiques – c’est le niveau européen. L’Union européenne (UE) est une des institutions qui structurent cette communauté historique de peuples vivants les uns à côté des autres sur notre continent. Depuis des années, on voyait que cette construction politique non seulement se trouvait bloquée, mais engagée sur une spirale descendante du point de vue des idéaux, de sa capacité de gouvernement, de sa légitimité démocratique.
Les indices se sont multipliés : c’est l’explosion des nationalismes – dont certains carrément fascisants, comme en Hongrie –, le Brexit, qui n’est pas du tout une affaire purement britannique, ou la façon désastreuse dont a été gérée la crise grecque. J’y pense beaucoup en ce moment, car les questions de la relance au moyen de politiques européennes, sont au centre du conflit auquel nous assistons, sur les corona bonds et la mutualisation des dettes. On avait déjà toutes les raisons de penser que l’Europe était dans une phase de décomposition. On peut avoir le sentiment que désormais, les échéances sont là.
Je fais partie de ceux qui pensent que soit l’Europe se réinvente, soit elle sortira moribonde de cette crise. Malheureusement je ne suis pas optimiste. Le conflit des intérêts immédiats est aigu. Une fois de plus, c’est de ce qui se passe en Allemagne que beaucoup de choses dépendent, mais nous ne devons pas laisser les Allemands décider entre eux. Autant j’ai admiré Angela Merkel en 2015 quand elle a pris l’initiative d’accueillir les réfugiés, autant je redoute que dans la situation actuelle elle reste prisonnière des intérêts industriels allemands, conçus dans un sens égoïste et restrictif. J’ai vu que Jacques Delors [ancien président de la Commission européenne, âgé de 94 ans, ndlr] était sorti de sa retraite pour lancer un cri d’alarme. Je ne l’idéalise pas. Mais le fait est que dans l’Europe actuelle, je ne vois pas la moindre figure susceptible de parler avec la même autorité ou la même lucidité, surtout pas Mme von der Leyen [présidente de la Commission européenne, ndlr], qui n’est qu’une marionnette. J’espère que l’opinion publique allemande peut se retourner, pour des raisons morales autant que politiques, et que nous pouvons l’y aider.
Beaucoup de gens accusent la mondialisation d’être à l’origine de la crise que nous vivons, et pensent que l’heure a sonné d’y mettre un frein. Vous partagez ce point de vue ?
Je ne suis pas en désaccord avec cette idée, mais je redoute les causalités un peu mécaniques, et les raisonnements en termes d’essences. Je pense qu’il se passe quelque chose de ce genre avec la mondialisation, que l’on pense par essence destructive des solidarités à l’intérieur des communautés humaines, puisqu’elle relativise les frontières. Mais une question politique, anthropologique même se pose : quels sont les niveaux d’émergence des sentiments de communauté ou de solidarité entre les humains ? Sont-ils immuables ? Et dans quelle mesure sont-ils exclusifs les uns des autres ? Peut-être qu’ici il faut un peu d’histoire et de sociologie.
Au moment où nous reparlons des services publics, où les appels de détresse des professions de santé semblent enfin entendus, on se rend compte que le XXe siècle avait mis en place chez nous une forme de “communautarisme” centré sur le rôle redistributeur de l’Etat, et sur l’appartenance nationale. J’avais appelé ça l’Etat national-social. Ce communautarisme était inégalitaire (et discriminatoire à l’égard des colonies et des quasi-colonies, comme les territoires d’outre-mer), il était cuirassé de préjugés moraux (on l’a vu au moment du SIDA), socialement conflictuel, mais aussi intégrateur.
Je pense que les sentiments de panique qui conduisent aux formes extrêmes du nationalisme ne tiennent pas à la mondialisation en général, mais au fait que cet Etat national-social, et les solidarités qu’il incarnait, ont été de plus en plus profondément atteints dans les cinquante dernières années par les politiques néo-libérales. Ce qui est quand même rassurant, c’est qu’il a encore des ressources, que les gens y sont attachés, que ceux qui y travaillent ont un sens aigu de leur utilité et de leur fonction sociale, et que les gouvernants s’aperçoivent soudain qu’il faut en faire l’éloge, ce qui ne tombe pas nécessairement dans l’oreille d’un sourd. Le nationalisme c’est la peur de l’autre, et aussi la défense de cet acquis.
Mais évidemment, nous vivons dans un monde d’interdépendance, où les solidarités transnationales sont vitales. Par conséquent, la transformation de ce sentiment communautaire en xénophobie aiguë qui désigne l’étranger et l’extérieur comme l’ennemi est une véritable catastrophe. Trump en est un révélateur extraordinaire ! Le fait qu’il ait été amené à utiliser le même langage pour désigner les quelques milliers de réfugiés qui se pressaient à la frontière mexicaine comme une “armée d’invasion”, et le coronavirus comme une invention chinoise, est un symbole de la façon dont le sentiment d’appartenance collective convenablement manipulé peut basculer dans le délire xénophobe, potentiellement meurtrier.
Craignez-vous, comme le philosophe italien Giorgio Agamben, que vous connaissez bien, que les mesures d’exception qui nous privent de libertés pour des raisons sanitaires deviennent permanentes après la crise ?
Je partage ces inquiétudes, mais je ne suis pas pour un langage apocalyptique. J’admire la capacité spéculative et la radicalité philosophique et politique de Giorgio. Mais il nous avait déjà expliqué par le passé que le camp d’extermination était le paradigme du fonctionnement de la société actuelle. C’est un discours que j’ai toujours trouvé absurde, et à certains égards, obscène. Quand Agamben dit que l’état d’exception se normalise à la faveur de cette pandémie, je demande qu’on fasse baisser le niveau d’inflation du discours. Il me semble que les questions de degré ont une extrême importance dans cette affaire.
Ceci étant dit, la tendance des Etats au quadrillage de la population par des institutions de police au sens large est réelle dans une crise de ce genre, à laquelle ils ne sont pas préparés. Et ça se manifeste en effet par la restriction des libertés. Je ne veux pas faire un procès d’intention, mais lorsque la ministre de la justice déclare que les garanties de l’état de droit sont en place, je demande à voir. La confrontation relative à l’évolution des pouvoirs et des prérogatives de l’Etat, ou inversement à l’extension des libertés des citoyens et à la libération de leurs initiatives, sera l’une des grandes questions de demain.
L’utilisation massive de l’informatique et des moyens de “traçage” qu’elle confère aux organismes publics ou privés qui en disposent va aussi devenir une question stratégique. Il faut s’y préparer et en parler dès maintenant. Je ne suis pas aussi pessimiste sur ce plan qu’à propos de l’Europe. Je ne prends pas les belles paroles pour argent comptant, mais j’observe comme une résurrection des capacités des citoyens à s’entraider. Et une lucidité accrue quant aux défauts d’une gestion de l’Etat en fonction de certains intérêts dominants. Je crois que les médecins, les infirmières et les travailleurs des services ne vont pas se taire. Ils sont à la fois très inquiets, et très vigilants quant à la façon dont on sera gouvernés demain.
Ne craignez-vous pas que les effets de la distanciation sociale à long terme se traduisent par un repli individualiste, un reflux des mobilisations collectives ?
Je ne sais pas où vous voyez ça ! Sur ce plan je ne suis pas du tout ce que dit Agamben. Le texte qu’il a publié, et qui a beaucoup circulé, explique que le confinement est l’idéal de l’état d’exception, qui vise à enfermer chaque citoyen dans sa petite bulle et à lui interdire de communiquer avec les autres. C’est une métaphore, mais un appartement n’est pas une bulle mentale, surtout pas dans un Grand Ensemble ! Je ne vois pas ce qui permet d’affirmer que les gens s’habituent à la séparation ou à l’égoïsme. Ce qui augmente en revanche ce sont les violences conjugales… et c’est l’angoisse de l’avenir. Je ne sais pas ce qui va se passer demain – peut-être le pire -, mais j’ai le sentiment que le désir de communiquer et de faire des projets en commun peut sortir renforcé, exacerbé par cette période d’intense frustration. La question de savoir ce qui relève de l’individu, des pouvoirs publics et de la communauté dans notre société va être relancée avec une très grande force.
Qu’espérez-vous du monde de demain ? Ce virus va-t-il déclencher une prise de conscience de l’importance de ce qu’on appelle désormais les communs ?
Tout dépend de la durée et de l’intensité de la crise elle-même. Comme philosophe j’ai peut-être trop le goût des typologies abstraites, mais je dirai qu’il y a, théoriquement parlant, trois notions en présence : l’étatique, le public, et le commun. La question du service public, de la puissance ou de l’intervention publique, de l’espace public sont au centre du débat d’aujourd’hui et le resteront. Elles sont comme coincées entre deux instances antagonistes : la centralisation étatique d’un côté, et l’autonomie, la puissance propre des communs – la solidarité – de l’autre. Par rapport au point de départ de notre discussion, je renverse donc la perspective. Il y a un principe de réalité qui oblige à regarder en face le fait que nous avons besoin de l’Etat, même si ce n’est pas le meilleur possible. Mais il faut aussi donner toute sa force au fait que nous avons besoin de cette solidarité autogérée, autonome, pour laquelle les philosophes et les militants dans la dernière période ont ressuscité le très beau nom de “communs”. Les phases révolutionnaires, comme on disait au début du XXe siècle, sont des phases qui se définissent par l’unité des contraires. L’Etat et l’anti-Etat s’affrontent. Deux principes sont en concurrence, et cette concurrence n’est pas pacifique ou stable. Le tout est de trouver des régimes de transition, et d’inventer des formes d’action politique.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Derniers livres parus : Histoire interminable et Passions du concept, aux éditions La Découverte
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