Dans Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui (éd. Gallimard, sortie le 9 janvier), l’historien Johann Chapoutot montre comment le nazisme a été la matrice du management moderne.
Les trajectoires biographiques racontées par Johann Chapoutot semblent lointaines, voire étrangères au lecteur contemporain. La prose viscéralement antisémite, convaincue de la pureté de la race aryenne des hauts fonctionnaires du IIIe Reich, dont ce professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Sorbonne exhume les textes théoriques, date d’un autre temps. Pourtant, avec la régularité du métronome, des mots se répètent et résonnent étrangement avec l’actualité.
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Il est ainsi question, dans ces traités pour une organisation optimale du travail sous Hitler, d’“élasticité”, de “performance”, de “productivité”, d’“initiative créatrice” ou encore de “rentabilité”. “Un langage que notre monde, son organisation sociale et son économie emploient”, note l’auteur. C’est fou comme, parfois, le mort peut saisir le vif. C’est qu’en l’occurrence, il n’était peut-être pas vraiment décédé.
Une incroyable postérité après 1945
Dans Libres d’obéir, Johann Chapoutot montre en effet l’incroyable postérité, après 1945, de thèses managériales élaborées par les thuriféraires du Führer. Il s’attarde en particulier sur le cas éclairant de Reinhard Höhn. Son nom ne dit rien à personne. Pourtant, ce juriste a été célébré comme un “grand penseur du management contemporain” par la presse allemande, lorsqu’il est mort en 2000. Ce docteur en droit avait bien réussi à cacher son passé. Avant d’être un auteur de best-sellers sur la gestion des ressources humaines ou encore le développement personnel, celui-ci était plus connu comme un des hauts fonctionnaires les plus en vue du IIIe Reich. Adhérent au NSDAP et à la SS en 1933, il en intègre le service de renseignement (SD), et termine la guerre au grade de général.
Ayant échappé à la justice dans le chaos de l’après-guerre, il retrouve assez rapidement un emploi, bénéficiant des réseaux de solidarité des anciens SS, et devient en 1953 directeur de la Société allemande d’économie politique, puis directeur de l’Académie des cadres de Bad Harzburg en 1956. Celle-ci forme quelque 600 000 cadres des plus grandes sociétés allemandes jusqu’en 2000. D’autres anciens membres du SD y enseignent. Et pour cause : le contexte de haute croissance du “miracle allemand” offre à leurs thèses sur le management un nouveau cadre d’application.
Citons Johann Chapoutot : “Comme des dizaines de milliers de représentants des anciennes ‘élites d’Hitler’, Höhn va se mettre consciencieusement au service des nouveaux idéaux du temps – la croissance économique du ‘miracle’ éponyme, et le triomphe de la liberté occidentale. De manière tout à fait opportune, les conceptions du commandement et du management développées par Höhn et ses collègues dès les années 30 se révélaient étonnamment congruentes à l’esprit des temps nouveaux.”
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Travail “par la joie”
Car contrairement à ce qu’on pourrait croire, la conception nazie de la direction des hommes est non-autoritaire. Leur but était en effet que l’employé et l’ouvrier consentent à leur sort, et se sentent éminemment libres par rapport à leurs homologues – ceux vivant sous le régime soviétique notamment. L’esclavage, c’est les autres, dit en substance la propagande nazie. De plus, l’objectif poursuivi par les nazis reste de “mettre fin à la ‘lutte des classes’ par l’unité de race et le travail commun au profit de l’Allemagne”.
Les cadres du IIIe Reich élaborent donc des techniques qui consistent à créer une forme de travail “par la joie”. Le Front allemand du travail (DAF), syndicat unique du IIIe Reich, dispose ainsi d’une organisation, la Kraft Durch Freude, que l’on peut définir comme un immense comité d’entreprise qui a pour mission de rendre le lieu de travail beau et heureux. “Etonnante modernité nazie : l’heure n’est pas encore aux cours de yoga ni aux chief happiness officer, mais le principe et l’esprit sont bien les mêmes. Le bien-être, sinon la joie, étant des facteurs de performance et des conditions d’une productivité optimale, il est indispensable d’y veiller”, écrit Johann Chapoutot.
C’est sur ces fondements qu’Höhn propose le “management par délégation de responsabilité”, ou méthode dite de Bad Harzburg, qui “a fait la fierté de la RFA pendant des décennies”. En gros, on donne aux employés une mission, et libre à eux de définir les moyens d’y parvenir. Cette méthode s’accommode bien d’une époque qui a fait de l’“économie sociale” et de la “cogestion” ses maîtres mots, laissant loin derrière elle la lutte des classes. Laissons à Chapoutot les derniers mots, qui laissent forcément songeur : “Höhn, qui pensait déjà dans les années 30 le dépérissement de l’Etat et le développement des agences, se fait le précurseur, sinon le prophète, de la Nouvelle gestion publique (New Public Management), devenue une quasi-religion d’Etat dans les pays occidentaux, à commencer par l’Allemagne du chancelier Kohl, dès le début des années.”
Libres d’obéir, de Johann Chapoutot, NRF Essais, éd. Gallimard, sortie le 9 janvier
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