Qui sont véritablement les millennials ? Vincent Cocquebert s’interroge, dans “Millennial Burn-Out : X, Y, Z… Comment l’arnaque des ‘générations’ consume la jeunesse”, sur la construction d’un archétype qui réduit la jeunesse à une vision marketing.
« Narcissiques mais engagés, nonchalants mais hyperactifs, slasheurs mais en quête de stabilité… » Vincent Cocquebert, rédacteur en chef du magazine Twenty, retrace avec Millennial Burn-Out, qui paraît aux éditions Arkhê le 15 février, la construction d’un énième mythe générationnel confrontant la jeunesse à des impératifs schizophréniques. Urbain, Arty, militant, créa… Sommes-nous condamnés à vivre dans une Story Instagram ? Et surtout, que cache le fantasme d’une génération au consumérisme joyeux et éthique, en phase avec les mutations économiques de son époque ?
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Le journaliste pointe les limites et les dangers d’une vision étriquée des nouveaux entrants dans le monde du travail. Non seulement, le décalage entre l’attente des entreprises et les aptitudes de cette jeunesse « née avec Internet », mais également la façon dont elle est utilisée pour mieux justifier l’ubérisation accélérée de la société. Enfin, cette homogénéisation ne dissimulerait-elle pas les véritables fractures sociales qui sont à l’oeuvre à aujourd’hui ?
Quel est le profil type du millennial ?
Vincent Cocquebert – C’est un profil qui a un peu évolué depuis sa construction, il y a plus de vingt ans, dans les colonnes du magazine de marketing Advertising Age. Dans les caractéristiques fondamentales qui n’ont pas changé, on retrouve l’idée d’un être en quête de sens qui est plutôt réceptif aux messages publicitaires, dans un consumérisme à la fois joyeux et à tendance éthique.
Il s’agissait de créer une rupture par rapport à ce qu’on a appelé la génération X qui était présentée comme désengagée au niveau de la consommation, et portant un regard excessivement cynique sur le monde donc logiquement assez peu intéressée par le message des marques.
Au début des années 2000, le concept marketing des millennials a ensuite infiltré la sphère managériale et d’autres caractéristiques positives comme négatives sont venues s’y greffer : connecté, narcissique, fondamentalement infidèle à ses employeurs comme aux marques, mobile, éco-friendly etc.
Qui incarne ce profil ?
C’est justement très difficile de l’incarner car c’est un sociotype inventé. J’introduis mon livre par le cas de Miquela, une influence virtuelle. Quand on regarde le récit créé par la start-up à l’origine de ce projet, on a l’impression qu’il coche toutes les cases. On retrouve le côté branché, éthique, la beauté métissée qui répond aux nouvelles représentations, l’engagement dans les combats sociétaux tels que Black Lives Matter ou la communauté LGBT, le côté arty également. Par rapport aux fantasmes que s’en font les publicitaires, une telle personnalité l’incarne parfaitement.
Mais on remarque ensuite d’autres touches du millennial chez des personnes comme Emma Gonzalez. La manière dont les médias américains ont porté son discours renvoyait directement à une représentation générationnelle. On a mis en avant son côté bi-sexuel, son engagement militant. On parlait finalement moins de la jeune femme qui a vécu un drame que de la façon dont elle allait pouvoir incarner cet air du temps tout en réparant un pays en lambeaux sur le mode de la sous-traitance aux nouvelles générations. La manière dont Greta Thunberg, la jeune écologiste suédoise de la COP24, a polarisé à elle seule l’événement au point que les médias n’en n’ont retenu que cela, participe de cette même dynamique.
D’où vient ce besoin de penser en termes de générations ?
On a commencé à penser non plus seulement les générations du seul point de vue biologique, mais également culturel dès le 19e siècle. Puis en termes sociaux au lendemain de la Première Guerre mondiale, pour cerner ce qui réunissait ces individus dans le trauma d’une expérience historique au-delà des différences socio-culturelles. Mais la génération comme directement assimilée à la culture jeune arrive avec l’introduction de la vague rock dans la culture marchande accompagnée par l’apparition de la pratique de l’argent de poche. D’un seul coup, on rejoue le conflit des Anciens et des Modernes mais à travers la figure du père. Les objets culturels vont être des objets de distinction par rapport à cette figure paternelle. Sauf qu’on vit dans cette société de la pop culture depuis maintenant 50 ans. On peut lire les mêmes auteurs qu’on ait 18 ou 60 ans. Donc, selon moi, cette lecture générationnelle n’a jamais été très pertinente car elle ne nous aide pas à comprendre le monde.
À qui profite cette pensée des générations si elle n’a pas réellement de pertinence théorique ?
Le concept de génération a eu son petit succès dans les sciences sociales, en France, au milieu des années 1980, quand le marxisme a commencé à être délaissé. C’est une manière de créer de nouveaux logiciels, quelque chose d’un peu plus frais pour comprendre comment est structuré le monde. Aujourd’hui, ça aide beaucoup les politiques à mettre en scène la guerre des âges sans jamais se dire qu’il y a peut-être des rapports de force un peu plus complexes que tout simplement des vieux très riches et des jeunes très pauvres. Quand la réforme des retraites va arriver d’ici quelques mois, on va retrouver la mise en scène de cette opposition.
“Créer un archétype a permis de mettre un visage humain sur des changements structurels qui étaient voulus.”
Le deuxième pôle est celui des marketeurs et des commerciaux. Ces nouveaux discours créent de nouveaux biens, de nouveaux services, en supposant que ce sont les attentes de ces nouveaux socio-types qui sont en train d’émerger. Mais c’est aussi un piège car ce marketing générationnel est aujourd’hui dépassé, il suffit de lire le nombre d’articles accusant les millennials de « tuer » tels ou tels secteurs commerciaux pour s’en convaincre.
Enfin, au niveau des entreprises, pour ce qui est du management, créer un archétype a permis de mettre un visage humain sur des changements structurels qui étaient voulus comme la fin de l’accompagnement du salarié dans sa carrière. Ce qui revient à dire que ces changement n’ont pas été faits au forceps, en accord avec le modèle économique, mais simplement parce que la nouvelle génération les souhaite.
Est-ce votre travail en tant que rédacteur en chef de Twenty qui vous a permis de constater un décalage entre le véritable discours des jeunes et le profil millennial ?
En arrivant à Twenty, ma mission était précisément de faire émerger une voix générationnelle, celle des Z. Mais en proposant aux jeunes rédacteurs de Twenty d’écrire sur des sujets tels que la sexualité, le rapport à la consommation, les réseaux sociaux etc., je me suis aperçu que leurs textes ne ressemblaient en rien à ce qu’on dit de cette génération. Et j’ai pris conscience, au-delà du côté ludique de cet « horoscope des âges », que ces discours ont des effets très concrets sur la construction individuelle.
Que cache cette homogénéisation ?
A mon avis, cela masque un phénomène d’époque qui n’est pas seulement générationnel. D’une part, un retour sur soi qui n’est pas forcément négatif mais qui a beaucoup à voir avec tous les processus d’individualisation des années 2000. On se rend compte qu’il y a une forme de regroupement sur nos communautés d’adhésion, qu’elles soient ethniques, sexuelles, émotionnelles ou territoriales.
“On attend des jeunes qu’ils nous sauvent des problèmes écologiques ou du désengagement démocratique.”
À Twenty, cela apparaissait dans la scénographie de l’espace, par la manière dont les rédacteurs s’organisaient en blocs selon leurs socles de valeurs. Je pense que dissimuler ces différences sous le label millennial en fantasmant une jeunesse complètement homogène, qui serait uniformément progressiste, anti-raciste, très libre avec son genre et absolument pas conservatrice ou réactionnaire, c’est vivre dans une vision mystifiée de la jeunesse qu’on arrive de moins en moins à comprendre dans ses nuances. Et de fait, on attend des jeunes qu’ils nous sauvent des problèmes écologiques ou du désengagement démocratique. Par conséquent ces valeurs prêtées à la jeunesse nous aveuglent et nous soustraient à notre responsabilité. Alors que la jeunesse est, au contraire, particulièrement fracturée aujourd’hui.
Quelles sont ces fractures sociales ?
J’ai notamment l’impression qu’on ne parle pas du tout de la jeunesse des marges, des « enfants des gilets jaunes ». Laisser le marketing créer une seule parole sur la jeunesse qui voile le discours sociologique, anthropologique ou historique, est une erreur.
Quelles différences constatez-vous exactement entre les articles écrits à Twenty et le profil du millennial ?
Par exemple, si l’on s’en tient au côté fluide, slasheur vis à vis du monde du travail, je n’ai eu, au contraire, que des papiers évoquant la peur de l’entreprise, un désir de stabilité. Pareil pour l’aspect sentimental. En faisant passer aux membres de l’équipe des petits sondages, on s’est aperçu que leur relation à la sexualité était bien plus pudibond que ce qu’on pourrait imaginer. Et face aux réseaux sociaux, je les ai souvent sentis inquiets. On nous présente cette génération comme celle des petits génies de l’informatique qui communiquent avec des images et des mots mais en deux ans et demi, on a du poster une quinzaine de vidéos tout au plus. La plupart des jeunes admettaient ne pas avoir les compétences requises. La majorité d’entre eux désirait en réalité écrire. Cette contradiction n’est pas si étonnante. Je connais peu de personnes qui à 18/20 ans, se disent « je suis le roi du monde, on m’attend en entreprise ».
À quel point l’exigence de se conformer aux valeurs présumées d’une génération pèse sur les jeunes ?
En entreprise, les cadres et les managers intègrent ces discours-là et ont des attentes basées sur le panel d’aptitudes prêtées aux jeunes. Ils se retrouvent vite en contradiction quand ils sont confrontés à la réalité. Ils s’aperçoivent que cette nouvelle génération n’est pas forcément douée en informatique, qu’elle a énormément besoin d’être guidée… Il y a un retour de la figure du mentor chez les jeunes qui est très forte. On ne fait que dire qu’ils apprennent beaucoup sur Internet, par le biais des tutos, mais en réalité, il y a un véritable besoin de transmission.
Et même pour les personnes qui semblent « coller » à ce stéréotype, on peut imaginer que la dynamique normative se refermera également sur eux…
On commence justement à publier une série d’articles qui s’appelle « Tout plaquer ». Il s’agit de deux amis qui ont fait les grandes écoles. Et finalement, alors qu’ils ont plutôt réussi dans leur parcours et ont bien intégré les discours de leur époque, ils ont décidé de quitter le monde de l’entreprise. Mais certains lecteurs y ont vu le récit de « petits bourgeois ». Les rédacteurs le font avec une honnêteté totale mais sans peut-être se rendre totalement compte que, s’ils peuvent se permettre cette remise en cause existentielle, c’est qu’ils font partie d’une élite culturelle et économique.
Le profil du millennial semble très parisien, du moins très urbain…
Complètement. On s’aperçoit que ce que l’Obsoco appelle « le nectar du millennial » représente 5% de la population globale. Mais tous les leviers de consommation sont basés dessus. Et cela semble évident. Pourtant, le besoin d’essentialiser et de créer des archétypes reste tenace. Mais c’est aussi notre responsabilité en tant que média. On aime tellement créer du ludique, manier des idées, qu’on se laisse aller à une lecture un peu caricaturale.
On voit le point de vue des entreprises qui ont des attentes irréalistes. Mais du côté des jeunes qui essayent de ressembler au profil millennial, n’y a-t-il pas aussi des désillusions ?
Tout à fait. On se rend compte que le niveau d’insécurité par rapport au travail est plus élevé pour les gens qui sont dans leur premier emploi que pour ceux qui n’ont pas d’emploi parce qu’ils ont peur de le perdre. Je pense que les discours sur la façon dont il faudrait s’adapter à l’entreprise créent également un climat de tension permanente.
“On remplace le mot ‘travail’ par ‘création’ pour imposer des horaires impossibles.”
Les attentes des entreprises sont démesurées en termes de diplômes et d’expériences pour des postes qui sont aussi souvent sous-qualifiés. On remplace le mot « travail » par « création » pour imposer des horaires impossibles.
Ces termes un peu ludiques de « slasher » ou de « créa », ne dissimulent-ils pas également une forme de précarisation ?
Ce qui est assez fou, c’est que sur le site de LCI, était écrit « 29 % des français ont fait le choix d’accumuler plusieurs boulots ». En admettant que ça pouvait être subi mais que c’était aussi une nouvelle façon de casser les codes et de retrouver du sens pour toute une génération. Sauf que ce sondage avait été commandé par un organisme de gestion et de solutions RH pour les entreprises, donc qui a tout intérêt à tenir ce genre de discours. Et finalement, en regardant dans les détails, on s’apercevait qu’il s’agissait surtout des secteurs de l’hôtellerie ou des services aux personnes, donc des individus qui étaient poussés par une nécessité économique. Mais finalement, avec cet exemple, on prend conscience que la presse joue aussi le jeu de ce discours propagandiste.
Ils cumulent plusieurs métiers par envie : les "slasheurs" vont-ils bouleverser le monde du #travail ? https://t.co/rfxDMdoNpD via @LCI#slasheur #entrepreneur #startup
— Charlotte Tandou (@CharlotteTandou) May 4, 2018
Que dit de notre société ce besoin de brandir une telle image de la jeunesse ?
Je pense que cela renvoie à notre scepticisme face au mythe du progrès qui est de plus en plus remis en question. Et qu’est-ce qui peut nous sauver si ce n’est l’incarnation d’une jeunesse en mouvement, conscientisée et progressiste? À chaque fois que ce processus opère, c’est lors de basculement de civilisation.
Est-ce que cet idéal de la Start-up Nation ne crée pas encore plus d’impératifs pour les millennials que pour les générations précédentes ?
J’ai l’impression que le discours Start-up Nation d’autonomisation de nos vies professionnelles est martelé de façon assez homogène aux gens de 15 ans à 35 ans, donc à mi-chemin entre la génération Y et Z. Donc oui, il y a une intensification car ce discours s’adresse à une partie de la population qui n’est pas encore dans le monde du travail. Le stéréotype de fluidité, d’entrepreneur, de l’adaptabilité, est imposé de manière encore plus importante aujourd’hui.
Le modèle de la « réussite » n’est-il pas de fait de plus en plus limité ?
Oui, complètement. Ces 5% de la nouvelle classe créative urbaine donnent le la de la représentation et du modèle de réussite et de consommation. C’est vrai que la manière dont on nous présente les jeunes aujourd’hui n’a pas grand chose à voir avec l’ensemble de la jeunesse qu’on peut observer. Une des rédactrices, Lyna Saoucha, qui a lancé le blog « vraies meufs », avait fait un papier sur le Gucci Gang. Elle ne se sentait pas du tout en accord avec ce nouveau visage de la jeunesse. Et son article a eu beaucoup d’échos. Les jeunes étaient soulagés et contents d’entendre son témoignage. Il ay a un ras-le-bol viscéral sur ce stéréotype d’une uniformité de la jeunesse.
Propos recueillis par Léa Casagrande
Millennial Burn-Out : X, Y, Z… Comment l’arnaque des ‘générations’ consume la jeunesse, par Vincent Cocquebert (Arkhê, 2019)
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