L’économiste Franco-Américaine Esther Duflo a reçu le prix Nobel d’économie, ce 14 octobre 2019. Nous l’avions rencontrée en 2010 à l’occasion de la sortie de ses livres, Le Développement humain, lutter contre la pauvreté (I) et La Politique de l’autonomie, lutter contre la pauvreté (II).
Née en 1972, ancienne élève de l’Ecole normale supérieure, Esther Duflo est professeur en économie du développement au MIT de Boston et cofondatrice du Abdul Latif Jameel Poverty Action Lab. Titulaire depuis 2009 de la chaire “Savoirs contre pauvreté” au Collège de France, elle défend une expérimentation in vivo de l’économie qui s’intéresse à la réaction des individus dans un contexte précis. En 2005, Le Monde et le Cercle des économistes lui ont décerné le prix du meilleur jeune économiste de France. Elle écrit une colonne mensuelle dans Libération jusqu’en 2009. Ce 14 octobre, elle a reçu le prix Nobel d’économie, avec son mari, l’économiste indien Abhijit Banerjee et l’Américain Michael Kremer.
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La pauvreté progresse partout. N’est-ce pas le premier défi qui se pose à l’économie ?
Esther Duflo – La pauvreté est le défi ultime qui concerne la société dans son ensemble, intellectuellement et moralement, au-delà de l’économie. Je pense qu’on peut la réduire, pas l’éradiquer. Il existera toujours une personne plus pauvre qu’une autre dans la société. La théorie économique peut-elle aider à réduire la pauvreté ? Oui, mais pas toute seule. La théorie peut nous donner des pistes, des intuitions, mais pour obtenir de vraies réponses, on a besoin de données, de théories testées.
D’où votre recours à la “méthode expérimentale” mise en place depuis 2003 au sein de votre laboratoire du Massachusetts Institute of Technology (MIT), le Poverty Action Lab. Quels en sont les fondements ?
Je m’inspire des essais cliniques, mis au point par la recherche pharmaceutique, pour mener des évaluations de programmes pilotes en matière de lutte contre la pauvreté. C’est une avancée pratique, car les Etats-Unis ont déjà appliqué la théorie des expériences à l’évaluation des programmes sociaux depuis les années 1960. La nouveauté a été de l’appliquer à la question du développement et de la mettre en place sur une plus grande échelle.
Ces essais cliniques contrentils les “sceptiques de l’aide”, ceux qui pensent qu’il est inutile de tenter de modifier l’état de la pauvreté dans le monde ?
Oui, la démarche de ces expériences locales vise à les contrer, mais en même temps à contrer aussi les enthousiastes de l’aide. Le débat sur l’aide et la redistribution reste un peu stérile, coincé entre d’un côté les sceptiques qui pensent que l’aide ne sert à rien, et de l’autre ceux qui prônent la générosité aveugle et en appellent aux seuls arguments moraux. Cette problématique n’est pas très fructueuse. Il se trouve qu’il y a des programmes qui marchent et d’autres pas. Simplement, nous avons du mal à en évaluer les résultats. On va seulement de mode en mode : des grands barrages aux écoles, de la vaccination au microcrédit… L’idée de l’évaluation repose sur la nécessité de tirer des leçons des expériences déjà réalisées.
Ces programmes engagent des procédures longues et coûteuses. Peut-on les étendre à toute la planète ?
Mon projet n’est pas la conquête du monde. Ce ne sont pas des méthodes adaptées à l’évaluation des programmes de manière routinière et qui pourraient remplacer les audits financiers. Il s’agit de programmes mieux adaptés à des évaluations ex-ante, pas ex-post. Ils visent à identifier tout ce que l’on pourrait généraliser ; c’est de la recherche et développement pour les politiques publiques.
Que reprochez-vous aux politiques publiques dominantes ? D’être pilotées par des experts et technocrates coupés de la réalité locale ?
Avant de lancer un programme universel à partir des quelques intuitions d’un bureaucrate, il faudrait passer du temps à faire des expériences, à observer ce qui s’est fait ailleurs, même si chaque programme ne peut pas s’appliquer de la même manière dans un autre contexte. De nombreuses idées qui circulent sur la lutte contre la pauvreté viennent des pays pauvres, comme le microcrédit, une invention du Bangladesh.
Pouvez-vous tirer un premier bilan global de vos observations ?
En gros, je l’ai dit, il y a ce qui marche et ce qui ne marche pas. Rien d’anormal : quand on conçoit un nouveau programme, on peut rater son objectif : les comportements humains sont complexes. Il faut accepter les risques d’échec. Parfois, un programme a des effets impressionnants : j’ai eu par exemple l’idée de donner des lentilles à des pauvres en Inde pour les pousser à se faire vacciner. Tout le monde était très sceptique. Or, ce programme a très bien fonctionné. C’est ce que j’ai fait de mieux dans ma vie. J’aime bien les programmes qui donnent un coup de pouce aux gens dans une direction dont ils rêvaient et qu’ils ne pouvaient prendre compte tenu des vicissitudes de la vie. Le principe de la gratuité est fructueux : quand on fait payer les gens un tout petit peu, on les décourage en fait. Donner gratuitement une moustiquaire, cela revient moins cher par nombre de cas de paludisme évités qu’en les faisant payer. Les arguments qui poussent à faire payer les gens pour qu’ils aient confiance ne tiennent pas : il n’y a pas d’effet du prix et pas d’effet négatif de la gratuité.
Que faites-vous de vos résultats ? Faites-vous la tournée des gouvernements du monde pour faire partager vos connaissances ?
Aussitôt après sa publication, une étude circule souvent au sein de la communauté des chercheurs. Au début, nous étions discrets, mais depuis un an nous avons organisé une équipe, une “policy team”, qui va rencontrer le plus grand nombre de responsables politiques possible. C’est une sorte de lobbying à l’échelle de la planète. On a un rôle d’aiguillon. On a déjà fait école : on n’est plus les seuls à faire des évaluations aléatoires ; la Banque mondiale a lancé une centaine de programmes alors qu’elle ne faisait rien il y a encore trois ans.
La revue Foreign Policy vous a citée comme l’une des cent personnalités intellectuelles les plus influentes dans le monde. Qu’est-ce que cela vous fait ?
J’étais sur la couverture du magazine entre le Pape, Clinton et le secrétaire général de l’ONU ! C’est utile, cela peut servir à faire reconnaître les programmes que lance notre laboratoire.
Le Développement humain, lutter contre la pauvreté (I) et La Politique de l’autonomie, lutter contre la pauvreté (II) (Seuil-La République des idées), 104 pages, 11,50 €
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