Depuis le 9 janvier dernier et jusqu’au 11 février prochain, la cinémathèque française propose une rétrospective du célèbre réalisateur de la nouvelle vague Eric Rohmer. L’occasion de redécouvrir les chefs d’oeuvres d’un cinéaste féministe jusque dans sa façon de tourner.
Aussi célèbre qu’énigmatique, Eric Rohmer a su se muer, au fil du temps, en réalisateur féministe, à travers ses films aussi aériens que philosophiques. Des fables profondes où les personnages féminins incarnent une liberté de vivre, loin des diktats de leur époque. Son œuvre, qui s’étend entre les années 50 et les années 2000, est à l’image de l’évolution des revendications féministes de la société. Elle fait l’objet d’un cycle de rediffusion à la Cinémathèque française, mais aussi sur le site d’Arte jusqu’à l’été prochain.
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Témoin de l’évolution de la condition féminine
Dès les années 60, celui qui fut le rédacteur en chef des Cahiers du cinéma présente dans ses films des femmes à l’insolente indépendance et qui ne craignent pas de s’assumer face au mépris masculin, à l’instar de Suzanne dans La Carrière de Suzanne (1963): portrait au vitriol du machisme et du mépris de classe, à travers deux étudiants bourgeois arrogants qui se font prendre au jeu de leur supériorité. Ou encore de Haydée dans La Collectionneuse (1967), séductrice envoûtante et libre dont Adrien et Daniel, deux dandys parisiens, finiront par s’éprendre malgré leur dédain pour ses mœurs. Les longs-métrages d’Eric Rohmer apparaissent déjà comme le tableau d’une époque, annonciateur de la révolution sexuelle et morale qui s’annonce.
C’est à partir du début des années 80 qu’un basculement de perspective s’opère dans le travail du réalisateur, passant progressivement d’un “masculo-centrisme”, pour reprendre les termes d’Antoine de Baecque, auteur de sa biographie (aux éditions Stock), à une perspective plus féminine de ses histoires. Car, jusque-là, même si les femmes étaient supérieures à leurs congénères masculins d’un point de vue moral et intellectuel, elles étaient cependant toujours considérées à travers le prisme de ces derniers.“Même s’ils sont montrés comme faibles, ce sont toujours les désirs et les idées des hommes qui orientent les films de Rohmer au début de sa carrière, surtout dans la série des Contes Moraux. À partir des Nuits de la pleine lune (issu de la série Comédie & proverbe en 1984), ce sont les jeunes femmes qui prennent le pouvoir sur la fiction. Une décision qui se reflète aussi dans l’entourage du réalisateur.” En effet, par la suite le producteur de la nouvelle vague s’entoure systématiquement de collaboratrices, avec une équipe technique presque exclusivement féminine pour ses douze derniers films. Même sur des postes traditionnellement masculins, comme celui de chef opérateur, il engage Sophie Maintigneux puis Diane Baratier. Quant à la production, il sera toujours accompagné par la productrice et réalisatrice Françoise Etchegaray. Contrairement à Godard ou Truffaut chez qui les femmes resteront d’obscurs objets du désir, avec Rohmer elles finissent par s’imposer comme sujet principal et éclairé de l’intrigue.
La “Rohmérienne”: incarnation de la liberté, de l’audace et des idées
On parler d’ailleurs de “Rohmérienne”pour qualifier ses personnages féminins si emblématiques. Des jeunes femmes dont la présence n’est pas seulement une excuse pour montrer de jolis minois, mais indispensable pour “épingler les symptômes de l’époque”, à la fois “charmantes, révélatrices et agaçantes” comme l’écrit Antoine de Baecque dans son livre. Plus qu’affranchies, elles sont surtout engagées et se battent pour défendre leurs idéaux. Une liberté qui s’affirme à contre-courant des diktats sociaux et moraux, mais aussi de l’opinion des hommes. Dans L’Amour l’après-midi (1972), Chloé, jeune marginale désargentée, finit par séduire Frédéric, avocat touchant mais désespérément lâche, en illuminant ses moroses journées jusqu’à le faire momentanément penser à quitter sa fidélité conjugale. Dans Le Beau mariage (1982), Sabine décide de se marier à tout prix, en dépit des avis de son entourage et de l’intéressé. “Les femmes de Rohmer sont libres, car elles sont affranchies vis-à-vis de la séduction. Elles ne sont aucunement obsédées par les hommes. Ce qui compte d’abord pour elles, ce sont leurs convictions profondes, même si parfois, cela peut se retourner contre elles comme dans le cas des Nuits de la pleine lune, où le personnage de Pascale Ogier voit ses idéaux (avoir deux maisons, une en banlieue avec un homme, une à paris, pour elle seule) se heurter à la réalité et voler du coup en éclats.”
Si l’on regarde attentivement les films d’Eric Rohmer, on constate que c’est surtout par leur supériorité psychologique et leur analyse pointue des rapports entre les deux sexes que les femmes se distinguent. Ainsi dans Contes d’été, elles remettent à sa place un Gaspard (Melvil Poupaud) naïf et indécis, perdu dans un triangle amoureux. Qu’il s’agisse de la jeune et intrépide Margot (Amanda Langlet), qui n’hésite pas à souligner les contradictions du jeune homme, de Solène qui lui fait comprendre qu’elle ne sera pas un plan B de vacances en lui lançant un ultimatum, ou encore de sa petite amie Léna, qui lui fait une tirade sur sa liberté lorsque ce dernier insiste pour passer du temps avec elle. Farouches, elles revendiquent le droit d’être elles-mêmes selon leur propre désir, bouleversant le monde qui les entoure, comme l’explique Régine Vial, productrice aux Films du Losange: “La femme rohmérienne est une lumière, une façon d’avancer dans le monde et de faire bouger des lignes, quelquefois avec des échecs.” Des rôles emblématiques que le cinéaste attribuait à des comédiennes dont il savait discerner “l’exceptionnel dans leur banalité”, dixit Marie Rivière, actrice principale du Rayon vert à une journaliste de Libération, passant beaucoup de temps avec elles, afin de mieux cerner leur complexité. Un entourage féminin qui ne cessera de l’accompagner jusqu’à la fin, comme l’illustre Antoine de Baecque: “Rohmer se plaisait dans la compagnie des femmes, non pas pour les séduire comme les héros de ses films, mais pour les écouter et leur parler. Il les trouvait beaucoup plus intéressantes que les hommes, moins égocentrées et manipulatrices. Quand on lui demandait comment il pouvait vivre au milieu de toutes ces femmes, il répondait: ‘Chasteté absolue’. Je pense que c’est un point essentiel de sa carrière. Toute femme qui approchait Rohmer, ou qui était approchée par lui, avait cette garantie-là. En cela, il est vraiment hors de #MeToo, car l’on sait que les actrices vivent avec cette angoisse et cette ambiguïté-là en permanence.”
Lou Mamalet
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