[Le monde de demain #15] Tous les jours, un entretien ou un texte pour nous projeter dans le monde que l’on retrouvera au sortir de cette crise sanitaire. Aujourd’hui, le philosophe Enzo Traverso analyse les effets de l’état d’urgence sanitaire comme un “triomphe du biopouvoir”.
#OnResteOuvert : Fermons nos portes, pas nos esprits !
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Retrouvez les précédents épisodes de la série :
>> Episode 8 : Le monde de demain, selon Arlette Farge
>> Episode 9 : Le monde de demain, selon Simon Liberati
>> Episode 10 : Le monde de demain, selon Bernard Lahire
Né en Italie en 1957, professeur de sciences humaines à Cornell University (New York), après avoir enseigné les sciences politiques à l’Université de Picardie Jules Verne, Enzo Traverso est à la croisée des chemins de la pandémie. Depuis les Etats-Unis, il nous fait part de ses inquiétudes quant à la tournure que vont prendre les événements. Pour lui, “la société modelée et transformée par la pandémie fait de nous des monades isolées”, “les mesures adoptées comme exceptionnelles risquent de devenir permanentes”, et empêchent pour l’instant tout sursaut social. Il estime cependant que le fameux slogan de Rosa Luxembourg en 1914 – “socialisme ou barbarie” – est toujours actuel : “D’un point de vue historique, c’est l’alternative en face de nous. […] Toutes les prémisses existent, à l’échelle globale, pour le meilleur comme pour le pire”.
Quelle est la situation dans l’Etat de New York, aux Etats-Unis, où vous vous trouvez ?
Enzo Traverso – Le gouverneur de l’Etat de New York a réagi assez vigoureusement et nous sommes confinés chez nous. Plusieurs Etats ont pris la même décision, mais il y a une grande hétérogénéité d’approches. Trump se contredit tous les jours et est ponctuellement démenti par les responsables de la santé publique. Il a commencé par appeler le coronavirus le “virus chinois”, avec une connotation très xénophobe. Puis il a dit que les Etats-Unis avaient le meilleur système hospitalier du monde et que tout allait pour le mieux. Maintenant il dit que les deux prochaines semaines seront très douloureuses. S’il y a un pays qui est fragilisé devant la pandémie à cause de l’absence d’une structure de santé publique, c’est bien les Etats-Unis. C’est un pays très vulnérable, où il y a un risque réel de propagation extrêmement rapide du virus. Des dizaines de millions de personnes n’ont pas de sécurité sociale, ou une sécurité sociale très faible et inefficace. New York, une des villes les plus riches du monde, avec les centres de recherche les plus avancés dans les sciences médicales, manque désespérément de masques et de ventilateurs, avec des hôpitaux militaires improvisés à Central Park.
Vous avez des attaches en Italie. Comment percevez-vous ce qui se joue dans la Péninsule ?
Je suis très inquiet, car une partie de ma famille qui est dans le Nord de l’Italie, dans un périmètre où la propagation est très forte. J’ai aussi beaucoup d’amis à Milan. J’espère que dans le reste de l’Europe, on tirera les leçons de ce qui s’est passé en Italie. Bien évidemment, le pays paie un prix très élevé, comme en France, de décennies de réduction des dépenses de santé, avec un nombre de lits disponibles bien inférieur à celui d’il y a vingt ans. Mais le pays a globalement plutôt bien réagi, avec un élan de solidarité assez impressionnant. Et au milieu de la catastrophe, il y a une bonne nouvelle : depuis trois semaines, Salvini a disparu des écrans ! (rires)
Le discours xénophobe ne profite donc pas de la crise ?
Le discours xénophobe qui commençait à pointer au début de la crise – en Italie comme aux Etats-Unis – et qui prétendait que les migrants apportaient le virus, a été balayé. L’opinion publique a vite compris que nous sommes face à une pandémie globale, et que la réponse doit être globale. Dans les médias, on voit ainsi que les médecins chinois et cubains sont accueillis comme des héros. Le discours xénophobe a été pour l’instant stoppé, même si la tentation d’instrumentaliser politiquement cette épidémie était forte. Je ne suis cependant pas sûr qu’à long terme cela tienne.
Politiquement, quels peuvent être les effets de cette crise ?
Mon impression, c’est que cette pandémie globale n’a rien révélé de nouveau. Elle a seulement poussé à leur paroxysme une série de tendances qui ont été décrites au cours de ces dernières années. Par exemple, le fait que les frontières entre le biologique et le politique deviennent de plus en plus floues. C’est le triomphe du biopouvoir théorisé par Foucault, c’est-à-dire d’un État qui assume la gestion de nos vies au sens biologique, physique du terme. Cet État “pastoral”, dont nous ressentons tous le besoin dans l’état d’urgence sanitaire où nous sommes, risque par la suite d’exercer un contrôle total sur nos vies.
De même, tous les travaux sur l’écologie politique nous expliquent depuis des années que les écosystèmes à l’intérieur desquels nos civilisations se sont succédé ne sont plus en mesure de s’autoréguler, et qu’on ira vers une multiplication de crises et de pandémies. Enfin, le virus ne fait qu’amplifier les inégalités qui sont à la base de l’économie néolibérale. Nous ne sommes pas sur une position d’égalité face au virus : il y a un segment de la société qui est bien plus vulnérable, aussi bien à cause des faiblesses des systèmes de santé publique que, surtout, à cause du chômage de masse et de la précarité que la crise est en train d’engendrer. Tout cela est une source d’inquiétude, même si parallèlement, un besoin de communs, de solidarité, de vivre en société, de communiquer avec les autres se manifeste. Cette contre-tendance est bien sûr une source d’espoir.
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Face aux témoignages du personnel soignant dénonçant la casse de l’hôpital public, un vent d’opposition aux réformes néolibérales semble s’être levé. Ça peut être profitable à un changement politique ?
J’espère que tout le monde aura compris, après cette crise globale, qu’un hôpital ne peut pas fonctionner comme une entreprise rentable, et qu’un système de santé publique viable est vital pour l’humanité. Cette conscience diffuse sera un levier, un point d’appui pour organiser l’action politique à venir dans des formes qui sont encore à inventer – puisqu’on ne peut pas descendre dans la rue. Cependant, il y a vingt ans, après le 11 septembre 2001, la réaction de New York avait été similaire. Les pompiers, une catégorie de travailleurs pauvres, parmi les plus mal payés du pays, sont morts en nombre en essayant de sauver des personnes. Cette réaction spontanée a duré deux semaines, puis une vague chauvine a débouché sur une guerre, et ce fut un nouveau cycle de xénophobie et de racisme. Je pense donc qu’il ne faut se laisser aller ni au pessimisme cosmique, ni à un optimisme naïf.
D’ailleurs, d’après ce que je lis dans la presse française, les mesures d’urgence prises par Macron vont dans le sens de creuser les inégalités. L’état d’urgence, pour lui, ce n’est pas faire payer des impôts exceptionnels à ceux qui peuvent les payer pour faire face à la crise, c’est supprimer les congés payés au nom de l’union sacrée et de l’effort national… Jusqu’à présent, la dimension sociale du plan d’urgence décidé par Trump est bien plus consistante que celle des mesures prises par Macron.
Que pensez de la gestion de la crise par les pouvoirs publics en France ?
Je pense que la réaction française est entravée par le système politique centraliste et autoritaire de la Ve République. Nous avons besoin d’un New Deal ; mais les institutions politiques françaises sont les plus imperméables aux mutations de la société, et Emmanuel Macron est “génétiquement” néolibéral. On ne peut pas attendre de lui un tournant vers une économie solidaire, un plan de nationalisations des services publics qui ont été privatisés, de relance du système de santé publique, etc. La situation va donc être congelée pendant deux ans encore, même s’il est très impopulaire. Il faudrait un sursaut social, mais ses formes sont à réinventer. Il y a des codes sociaux et une anthropologie politique qui font qu’une action collective implique un contact physique entre les gens, un espace public non entièrement réifié. Les réseaux et les médias, même ceux qui font le meilleur travail d’information et de réflexion en ce moment, ont été conçus comme un outil pour la démocratie, pas comme son ersatz de la société civile. Comment organiser un sursaut de ce genre sans avoir la possibilité de se rencontrer ? Tout cela doit se faire à distance, et ça implique des transformations qui ne sont pas si simples que ça à mettre en œuvre. Peut-être qu’un seuil sera franchi et qu’une nouvelle façon de pratiquer la vie publique et la politique va voir le jour.
L’action collective est-elle rendue plus difficile par la société du “sans contact” qui est en train de se développer ?
Oui. Si on se détache du contingent pour penser cette crise dans une perspective plus large, en essayant de détecter des tendances historiques, cette pandémie risque d’atteindre les limites extrêmes du libéralisme. La société modelée et transformée par la pandémie fait de nous des monades isolées. Le modèle de société qui en émerge ne repose pas sur la vie commune, mais sur l’interaction entre des individus isolés, avec l’idée que le bien commun ne serait que le résultat final de ces interactions, c’est-à-dire l’aboutissement final des égoïsmes individuels. C’est l’idée de liberté que défend quelqu’un comme Hayek. Dans l’après-crise, on peut anticiper que l’enseignement à distance va se développer, de même que le travail à distance, et ça aura des implications considérables, aussi bien sur nos sociabilités que sur notre perception du temps. Cette articulation du biopouvoir et du libéralisme autoritaire ouvre un scénario assez effrayant.
Craignez-vous, dans ce nouveau cadre en train de se dessiner, l’emprise des géants du numérique sur nos comportements ?
Certainement, et ce n’est pas une découverte. Ça me fait penser au livre de Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille. Il y montrait comment les pouvoirs militaires, industriel et financier réfléchissent à long terme et planifient des stratégies pour faire face à une catastrophe écologique. Le capitalisme va survivre à n’importe quelle crise, il ne mourra pas de mort naturelle ! Je ne crois pas aux thèses de son effondrement à cause de ses contradictions internes. Il peut s’adapter, on le voit sous nos yeux, même si ça implique des ajustements.
Cela fait-il partie de ce que vous appelez le “triomphe du biopolitique” ?
Oui. Ce que j’entends par là, c’est que les fonctions biopolitiques de l’Etat vont se développer. Il s’agira, une fois cette crise surmontée, d’installer dans la durée des mesures visant à prévenir des nouvelles crises. Des mesures adoptées comme exceptionnelles risquent ainsi de devenir permanentes. L’Etat qui, à partir d’un souci justifié de santé publique, devient un Etat qui règle nos vies, c’est ce qu’on peut appeler l’affirmation d’un paradigme biopolitique. Le pouvoir devient un biopouvoir, et si la politique devient une politique “immunitaire”, conçue pour que chacun se protège des autres, alors ça deviendra beaucoup plus difficile de produire du “commun”. Nos vies seront touchées dans leur ensemble.
Certains remettent au goût du jour la citation de Rosa Luxembourg : “Socialisme ou barbarie”. Avez-vous tout de même l’espoir que des enseignements positifs soient tirés de la pandémie actuelle ?
Dans une perspective historique générale, je pense que ce diagnostic reste plus que jamais valable. Mais ce slogan date de 1914 et on ne peut pas se contenter de le répéter indéfiniment. Après Rosa Luxembourg, nous avons eu l’expérience d’un siècle dans lequel le socialisme lui-même s’est transformé en un des visages de la barbarie ! Cependant, d’un point de vue historique, c’est l’alternative en face de nous. Comme se traduira-t-elle politiquement ? Difficile de le prévoir. Quant à la sortie de la pandémie, je pense que toutes les prémisses existent, à l’échelle globale, pour le meilleur comme pour le pire. Il pourrait y avoir un tournant à gauche capable de remettre radicalement en cause le modèle de société qui s’est imposé au cours des quarante dernières années ; mais il pourrait aussi y avoir, comme je disais, une nouvelle vague xénophobe et autoritaire : un “état d’exception” permanent qui s’articule à des inégalités sociales accrues, où le désespoir pousse à la recherche de boucs émissaires.
En tant qu’observateur de la vie politique américaine, Bernie Sanders incarnait-il pour vous un espoir pour la gauche ?
Certainement, mais malheureusement le coronavirus coïncide exactement avec l’affaiblissement d’une espérance qui était née autour de lui. Il reste très populaire, il a été capable de créer un mouvement derrière sa candidature et ce mouvement demeure. Mais il a échoué devant une médiocrité absolue comme Joe Biden, devant lequel même Hillary Clinton apparaissait comme une géante politique. Il a échoué pour différentes raisons dont on discute maintenant, en particulier son incapacité à capter le vote afro-américain, en dépit du mouvement Black Lives Matter et du fait que nombre de personnalités afro-américaines très populaires l’ont soutenu. Il a mobilisé un mouvement de jeunes qui ne votent pas ! (rires) La discussion, maintenant, consiste à savoir si on peut changer les choses en passant par la voie électorale et les primaires du Parti démocrate. Ce qui est certain, c’est qu’aux Etats-Unis est née une nouvelle gauche, qui peut connaître des revers, mais qui dépasse la campagne de Bernie Sanders. J’imagine l’impact que pourrait avoir, dans quatre ans, la candidature d’Alexandria Ocasio-Cortez ! Depuis dix ans il y a un bouillonnement extraordinaire aux États-Unis. Mais cette gauche ne peut pas réussir si elle ne s’articule pas à des mouvements sociaux, politiques et culturels en dehors des institutions.
Comment imaginez-vous le monde d’après ? Qu’en espérez-vous ?
Tout le monde a compris que les problèmes en face de nous n’ont pas de solutions nationales. Il faut aller vers une action globale. Hélas, l’Union européenne a prouvé une fois de plus qu’elle ne sert à rien : elle n’est même pas capable de produire et distribuer des masques aux pays qui en manquent. L’Italie et l’Espagne les achètent en Chine ; Macron annonce que la France sera autosuffisante vers la fin de l’année. D’autre part, les ministres des finances allemand, néerlandais et autrichien excluent tout “cadeau fiscal” aux pays méditerranéens ; on s’achemine vers une nouvelle crise grecque à une échelle bien plus vaste. Le New Deal est né d’un choc comparable à celui que nous vivons, mais pour l’instant, tout indique que nos gouvernants vont dans une direction totalement différente.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Derniers livres parus : Mélancolie de gauche : La force d’une tradition cachée (La Découverte, 2016), Les nouveaux visages du fascisme (Textuel, 2017), La Pensée dispersée (Lignes, 2019).
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