Depuis que le gouvernement espagnol a annoncé cet hiver qu’il allait limiter l’accès à l’avortement, la rue s’est mobilisée, et rien n’a encore bougé.
“En proposant de faire voter cette loi, le ministre de la justice Alberto Ruiz-Gallardón ne s’attendait pas à une telle mobilisation à la fois nationale et internationale.” Pour Karine Bergès, maîtresse de conférences en civilisation espagnole contemporaine à l’université de Cergy-Pontoise, c’est ce qui explique que cinq mois après avoir fait approuver le projet de loi limitant drastiquement l’accès à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), le gouvernement espagnol n’ait pas avancé d’un pouce sur le sujet.
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Il faut dire que le projet de loi, approuvé en conseil des ministres le 20 décembre dernier, a surpris par sa radicalité. Seuls le viol et la mise en danger de la vie de la mère autoriseraient une femme à interrompre sa grossesse. Si la loi était votée, le retour en arrière serait considérable, dans un pays qui a attendu 2010 et un gouvernement socialiste (celui de Zapatero) pour autoriser l’avortement jusqu’à 14 semaines de grossesse sans avoir à justifier d’un danger quelconque pour la mère.
“L’objectif est clairement que les femmes ne puissent plus avorter.”
“Je n’étais pas du tout préparée à une telle loi, confie Francisca Garcia, gynécologue et présidente de l’association ACAI qui regroupe les cliniques accréditées pour l’interruption de la grossesse. J’ai été stupéfaite par tant de restrictions. L’objectif est clairement que les femmes ne puissent plus avorter, et cela me démoralise: où veulent-ils en venir, alors que nous sommes au XXIème siècle?”
Une mobilisation massive
À l’instar de Francisca Garcia, de nombreuses femmes espagnoles ont vécu cette initiative politique comme une atteinte directe à leurs droits. Et ont décidé de ne pas se laisser faire. Tout l’hiver, les manifs se sont succédées dans le pays, avec un point culminant le 1er février, date à laquelle on a dénombré des dizaines de milliers de personnes défilant dans les rues de Madrid, où convergeaient les trains de la liberté remplis de militantes. Ailleurs en Europe, des manifestations de soutien étaient organisées, notamment à Paris, où la ministre des droits des femmes Najat Vallaud-Belkacem avait déjà exprimé son inquiétude sur le sujet.
Le 8 mars dernier, ils étaient à nouveau des milliers à marcher dans les rues d’Espagne pour exprimer leur opposition à Gallardón. Dans les rangs, des femmes de tous âges, signe que la jeune génération n’est pas si démobilisée. Nerea, 27 ans, qui navigue de petits jobs en petits jobs à Madrid tout en poursuivant ses études de sciences politiques, est convaincue que “la nouvelle loi ne va pas passer. La loi de Zapatero a vraiment fait baisser le nombre d’IVG, pourquoi la supprimer?”.
“On a toujours tendance à dire que la jeunesse s’en fout, mais elle se mobilise par des méthodes moins politiques.”
Karine Bergès le confirme: le mouvement actuel est intergénérationnel. “Bien sûr qu’en première ligne, il y a les féministes historiques qui se remobilisent, mais les jeunes générations s’impliquent à leur tour dans des groupes féministes pour protester contre cette loi. On a toujours tendance à dire que la jeunesse s’en fout, mais elle se mobilise par des méthodes moins politiques. Dans les manifestations, il y avait de la musique, des chants: les jeunes protestent différemment et se rassemblent grâce aux réseaux sociaux qui jouent un rôle de catalyseur.”
Le 8 mars dernier, les rues de Madrid étaient remplies de manifestants © Myriam Levain pour Cheek Magazine
Des échéances électorales
L’autre obstacle que le ministre Alberto-Ruiz Gallardón n’avait pas vu venir est l’opposition à son projet au sein de son propre parti, le Partido Popular (PP), majoritaire à l’Assemblée. Des personnalités telles que Celia Villalobos, députée et vice-présidente du Parlement, ont exprimé publiquement leur désaccord, affaiblissant ainsi le poids politique du ministre de la justice.
De quoi faire flancher le pouvoir? L’hypothèse n’est pas improbable, selon Francisca Garcia: “Ils ne peuvent pas faire la sourde oreille face à l’ampleur de la contestation. Évidemment, j’aimerais que ce projet reste dans le tiroir du ministre et ne voie jamais le jour. Mais avec le PP, c’est toujours difficile de savoir, ils peuvent tout à fait proposer une nouvelle loi un peu différente dans quelque temps. ” Et sauver la face, plutôt que de retirer purement et simplement le projet.
Alors que le chômage atteint 25,9 % et que la jeunesse quitte massivement le pays, la résurrection d’un tel conservatisme social paraît particulièrement décalée.
Le calendrier électoral ne joue toutefois pas en leur faveur. Il y a d’abord les élections européennes, le 25 mai prochain, qui pourraient servir de premier réceptacle à un vote sanction. Mais se profile surtout 2015, une grosse année électorale en Espagne puisque se tiendront à la fois les élections législatives, régionales et municipales. “Si quelque chose se débloque, ce sera en septembre, or c’est là que commencera la campagne, analyse Karine Bergès. Est-ce qu’un parti, dans la situation de crise et de contestation générale que connaît le pays, est en mesure de créer de tels clivages? Je ne sais pas si le PP est prêt à jouer cette carte-là, qui satisfait la frange la plus conservatrice de son électorat mais pas celle du centre. Il risque de perdre cette partie.”
Car beaucoup sont d’accord sur ce point: la priorité de l’Espagne en ce moment n’est certainement pas la restriction de l’accès à l’IVG. Alors que le chômage atteint 25,9 % et que la jeunesse quitte massivement le pays, la résurrection d’un tel conservatisme social paraît particulièrement décalée. “L’éducation, la santé, ou encore la question de l’immigration à Ceuta et Melilla, voilà des sujets sur lesquels on attend le pouvoir”, insiste Carla, 32 ans, qui voit dans ce projet un calcul personnel du ministre.
Les fantômes du franquisme
Le message envoyé à la droite la plus conservatrice du pays est pourtant le signe que ce dernier n’en a pas terminé avec son passé franquiste, malgré le chemin parcouru. Si l’Espagne des années 2000, qui a légalisé avant la France le mariage gay, lutté contre les violences conjugales et libéralisé la procréation médicalement assistée, a été à la pointe d’une certaine modernité, ses vieux fantômes n’ont pas fini de la hanter, et parmi eux, l’Église figure en bonne place. “Pour comprendre ce qui se joue en ce moment, on est obligé de tenir compte du passé de l’Espagne, décrypte Karine Bergès. Il y a d’abord eu trois ans de guerre civile entre 1936 et 1939, puis quarante ans de dictature ultra-conservatrice où les femmes n’avaient pratiquement plus aucun droit. Il a fallu attendre la constitution de 1978, quatre ans après la mort de Franco, pour que les femmes récupèrent leurs droits fondamentaux. Tout est très récent et s’inscrit dans une histoire où globalement, l’ingérence de l’épiscopat est palpable.”
“La droite française n’a pas la même histoire que la droite espagnole.”
Le parallèle avec la France n’est donc pas forcément pertinent, même si 2013 y a vu ressurgir des forces conservatrices via la mobilisation contre le mariage pour tous. “La droite française n’a pas la même histoire que la droite espagnole et je n’imagine pas d’effet boule de neige sur l’IVG, poursuit Karine Bergès. Mais ce qui est inquiétant, c’est la montée des droites populistes au niveau européen, dont la plupart sont favorables à une restriction des droits des femmes.”
La jeune professeure, également chargée de mission égalité hommes-femmes au sein de son université, souhaite rester optimiste au vu de la forte mobilisation espagnole ces derniers mois, mais fait quand même ce constat amer: “En période de crise, ce sont souvent les droits des femmes qui sont les plus vulnérables.”
Myriam Levain
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