Depuis l’année dernière, Émilie Tran Nguyen est le nouveau visage du JT de midi sur France 3. Cette journaliste trentenaire ultra douée nous a parlé de ses racines multiples, de sa passion pour son boulot et de sa volonté d’en finir avec le sexisme ordinaire. Interview.
Quand on retrouve Émilie Tran Nguyen dans les studios où elle vient d’achever l’enregistrement de C L’hebdo, elle nous demande quelques minutes pour aller se changer avant d’attaquer l’interview. Puis revient, chignon défait et baskets aux pieds, mais toujours large sourire aux lèvres. On est vendredi soir, le week-end pourrait commencer si cette grosse bosseuse n’enchaînait pas quelques heures plus tard avec l’enregistrement d’une émission spéciale mai 68. Le repos? Très peu pour la journaliste de 33 ans, qui présente depuis deux ans le 12-13 sur France 3 tout en décryptant désormais l’actu le week-end sur le plateau de C L’hebdo, l’émission d’Ali Baddou. Ses premiers journaux télévisés, elle les a présentés sur France 3 Orléans, avant de débarquer à iTélé, qui lui ouvrira les portes de Canal+ et la fera remarquer rapidement dans La Nouvelle Édition. Un démarrage de carrière à 300 à l’heure pour celle qui, étudiante, n’avait jamais vu un visage asiatique à la tête d’un JT. “Je ne voyais personne qui me ressemblait, mais mes origines ne m’ont jamais freinée, je me disais que pour parler de tous les gens différents, elles étaient une force. Bon, je dois admettre que je me suis surtout autoconvaincue”, plaisante-t-elle.
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Car, si son patronyme est vietnamien, Émilie Tran Nguyen a aussi un grand-père maternel algérien, ce qui fait d’elle une incarnation très XXIème siècle de ce que signifie être français. Un attachement à son pays qu’elle a d’ailleurs exprimé l’année dernière en participant au clip d’Hélène Lam Trong Asiatiques de France, qui dénonçait les clichés les poursuivant. “J’étais heureuse de rencontrer sur ce tournage plein de gens qui ressentaient la même chose que moi, qui en ont marre qu’on dise que les filles asiatiques sont sexy ou que notre communauté est gentille. ‘Ils sont gentils’ est le stéréotype qui m’agace le plus car ça veut dire qu’on peut tout nous faire. Bien sûr que la jeune génération a gardé une manière d’être sage et polie, mais nous, on est nés ici, et on est qui on est. On a mis des mots sur tout ça grâce à ce clip, qui était, je crois, une façon de dire à nos parents que c’était fini de ne pas faire de bruit.”
“Grâce à mon métier, j’ai rencontré des gens exceptionnels comme des gens horribles, mais ça ne serait pas arrivé dans une autre vie.”
Du bruit, Émilie Tran Nguyen devrait toutefois continuer à en faire si elle poursuit son chemin professionnel tel qu’elle l’a entamé. “J’ai tendance à oublier tout ce que j’ai fait, ça me fait du bien qu’on me le rappelle. Je vois toujours ce que je pourrais mieux faire, comment je pourrais plus bosser.” Visiblement, la journaliste n’échappe pas au syndrome de l’imposteur qui touche tant de femmes, mais elle continue malgré tout de foncer et d’imposer un style fait d’un langage cash, d’une passion pour le phô et d’un chihuahua nommé Mia, qui nous accompagne sagement pendant l’interview. Rencontre.
Alors, pas trop galère de répondre à la question “d’où tu viens”?
Je simplifie les choses en ne parlant que de l’Algérie et du Vietnam, car si je remonte, j’ai encore d’autres origines. Quand je suis allée me balader à Marseille dans le quartier du Panier rénové, j’ai été touchée de tomber sur un panneau qui rappelait l’histoire de ses rues et la façon dont elles avaient accueilli les Algériens, les Vietnamiens et les Comoriens. Pour la première fois, je voyais les deux branches de mon histoire réunies! En fait, c’est juste l’histoire de pauvres qui arrivent dans un pays: aujourd’hui on les appellerait des réfugiés.
© Samuel Kirszenbaum pour Cheek Magazine
Avoir des origines multiples signifie-t-il forcément avoir des prises de tête multiples?
J’ai une double conscience que mon histoire est faite de souffrances et que je porte ce bagage, pas pour les mêmes raisons des deux côtés. Il y a des similitudes, comme le rapport aux aînés et le respect des anciens. Il y a aussi cette envie de la jeune génération de s’affranchir d’un certain poids transmis par les parents.
Es-tu déjà allée au Vietnam?
Non, mais c’est l’un de mes principaux objectifs en ce moment. Mon père, qui est parti à 8 ans de Saïgon, a toujours dit qu’il rêvait d’y retourner avec nous tous et je crois que ça va enfin être possible. Je connais le Vietnam grâce à l’assiette. J’ai régulièrement des envies compulsives de phô et de riz, qu’on mangeait tous les dimanches chez ma grand-mère. J’adore aussi le poulet au caramel, le curry, les vapeurs, et je mange très pimenté. Et bien sûr, je mange aussi le meilleur couscous du monde, que mon grand-père vient de m’apprendre à faire.
C’était comment chez toi quand tu étais gamine?
Je suis née à Marseille mais j’ai grandi à Clermont-Ferrand, où mon père tient un resto vietnamien. J’ai un frère et une sœur et mes parents nous ont élevés dans une grande ouverture, ils nous ont encouragés à faire des études et surtout à faire ce qu’on aimait. Eux se sont extirpés très jeunes de la pauvreté de leurs familles respectives, ils ont dû se construire vite et ont misé sur la richesse de l’école pour leurs enfants. Sous des dehors classiques, mes parents étaient déjà assez avant-gardistes à l’époque.
Le journalisme, ça t’est venu quand?
Je n’étais pas partie pour ça car j’ai fait d’abord une école de commerce. Mais quand j’ai compris que je voulais être journaliste, j’ai tout recommencé, malgré le prêt étudiant que je devais rembourser. Ça m’a donné une motivation de dingue car je n’avais pas le droit d’échouer. Être journaliste me permet de rencontrer tout le temps du monde, d’essayer de sentir qui j’ai en face de moi en lisant entre les lignes. J’ai rencontré des gens exceptionnels comme des gens horribles, mais ça ne serait pas arrivé dans une autre vie, ce métier m’offre cet “extra-ordinaire”. Dans mon premier boulot au journal local La Montagne, j’ai tout de suite aimé ça, et je me suis dit que je pouvais rester là-dedans toute ma vie.
Pourquoi avoir choisi la télévision?
Pour moi, la télé, c’est le média qui a toujours uni ma famille. Mes parents la regardaient, mes grands-parents la regardaient, aussi bien ma grand-mère vietnamienne que mon grand-père algérien… D’ailleurs, il ne rate aucun JT le midi! Je crois qu’ils sont tous fiers que je travaille à la télé, pour eux c’est ce qui les a rattachés à la France: ils étaient en France, alors ils suivaient l’actu et les infos du pays.
Y a-t-il eu des femmes qui t’ont donné envie de te lancer?
Il y en avait peu qui présentaient le JT quand j’étais petite, mais je les ai beaucoup regardées: Claire Chazal, Christine Ockrent, Anne Sinclair, les femmes présentes à l’antenne étaient minoritaires et venaient d’un milieu social favorisé, ça s’entendait dans leur façon de parler. À mes débuts, j’analysais tout, je regardais quelles avaient été les trajectoires de celles et ceux qui avaient réussi pour faire pareil. Je décortiquais aussi le ton et l’attitude des présentateurs, c’est comme ça que j’ai observé que les marqueurs sociaux étaient plus présents chez les femmes. Je me suis toujours dit que pour exercer ce métier, il fallait du savoir.
Aujourd’hui as-tu l’impression de devenir toi-même un role model?
J’ai longtemps eu le complexe de ne pas assez ressembler à une asiatique, mais récemment j’ai vu sur Brut l’interview d’un jeune qui disait qu’il avait désormais le droit de rêver puisqu’Émilie Tran Nguyen présentait le JT… Et ça m’a fait très plaisir. C’est vrai que je suis jeune, je suis issue de l’immigration, et je suis une femme. J’incarne un truc différent, on n’est pas beaucoup, même si des efforts sont faits. La télé reste très masculine et blanche, il n’y a qu’à regarder les émissions pour s’en rendre compte. Mais désormais on est rappelés à l’ordre et des règles sont en train d’être mises en place pour y remédier.
“Je suis optimiste pour notre génération, je trouve qu’on est beaucoup plus dans la sororité.”
Dirais-tu que tu es féministe?
Bien sûr! Ça me met hors de moi qu’on hésite à se dire féministe, il faut qu’on arrête d’avoir peur d’être les gens pas populaires du collège. (Rires.) Si on revient à la définition du mot “féminisme” dans le Larousse, c’est vouloir l’égalité entre hommes et femmes. Je ne trouve pas normal qu’il y ait une inégalité, je suis donc féministe.
Qu’as-tu pensé du traitement médiatique de l’affaire Weinstein et de l’apparition du mouvement #MeToo?
Je suis heureuse qu’on ne se soit pas contenté d’en parler aux infos, et que six mois plus tard, ça alimente toujours les conversations entre potes. Ce qu’il faut retenir avant tout, c’est la libération de la parole des femmes et la prise de conscience qu’il existe un pouvoir de l’homme sur la femme. Les critiques qui existent envers ce mouvement montrent que la France est aussi révolutionnaire qu’elle peut être frileuse, et dans ces moments je ne la reconnais pas. La dernière cérémonie des César par exemple a été très décevante.
Pourquoi?
J’étais encore illuminée par les robes noires du tapis rouge des Golden Globes, par le magnifique discours d’Oprah Winfrey, par l’interview de Natalie Portman où elle racontait les attaques sexistes qu’elle avait subies et où tu sentais qu’elle se révélait… Et en France, on met un pauvre ruban blanc et il ne se passe rien! J’ai été très déçue, surtout que j’adore le cinéma, je crois que j’ai des rêves inavoués de cinéma. Comme le journalisme, il nous parle de la vie, et les professionnels de ce métier doivent faire passer des messages.
Et toi, as-tu été confrontée au sexisme dans ton boulot?
Oui, tout le temps. Certains confrères ne me prennent pas au sérieux parce que je suis une femme jeune, alors que je suis rédactrice en chef adjointe de mon JT. Il m’est aussi arrivé de rencontrer des difficultés avec des femmes plus âgées, qui peuvent être dures. Mais je suis optimiste pour notre génération, je trouve qu’on est beaucoup plus dans la sororité.
“Nos différences ajoutées les unes aux autres ne nous enferment pas, elles nous permettent de vivre ensemble.”
Réfléchis-tu beaucoup à ton apparence au quotidien?
Oui et ça me fatigue! Quand un article a souligné qu’on voyait mon soutien-gorge alors qu’il s’agissait d’un débardeur, j’ai hésité à répondre pour ne pas donner de visibilité à cette non-affaire. En même temps je crois qu’il ne faut plus rien laisser passer, donc je l’ai fait. Ça me désole qu’en tant que femme, on me ramène toujours à mon physique, ça m’oblige à faire dix fois plus attention au fond. J’ai toujours peur de passer pour la nunuche, alors c’est vrai, j’en fais un peu trop sur la meuf pas sexy. Je suis admirative d’une journaliste comme Anne-Sophie Lapix qui arrive à tout réconcilier.
La diversité mène-t-elle forcément au communautarisme?
Je préfère le mot de pluralisme à celui de diversité, et c’est ce qui fera qu’on vit dans un monde complet. Nos différences ajoutées les unes aux autres ne nous enferment pas, elles nous permettent de vivre ensemble. Être femme ou être asiatique, c’est un peu pareil finalement: à nous, individuellement, de faire changer les choses et d’arrêter de nous laisser emprisonner dans des cases. On avancera plus vite si chacun·e se bat à son échelle.
Propos recueillis par Myriam Levain
Cet article est dans le nouveau numéro de Koï Magazine, en kiosque le 11 mai.
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