Sept ans après la révolution entamée le 25 janvier 2011, les femmes d’Égypte ne baissent pas les bras, bien que leur sécurité n’ait pas du tout progressé. Galerie de portraits de ces résistantes du quotidien.
Le 25 janvier 2011, la place Tahrir du Caire et la rue Qaed Ibrahim d’Alexandrie sont noires d’un monde en quête de liberté: la période qu’on appellera le printemps arabe ne fait que commencer. Dans la foule de jeunes sortis manifester, on trouve beaucoup de femmes. Certaines sont obligées de mentir à leur famille pour se rendre aux manifs, d’autres choisissent de l’assumer. Pour beaucoup d’entre elles, les premiers instants de la révolution sont synonymes de libération et d’indépendance. Les longues marches sont des lieux de débat où les Égyptiennes ont accès à de nouveaux idéaux. Elles y sont en sécurité pour hausser publiquement leurs voix.
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Mais progressivement, ces dernières deviennent la première cible de violences: les cas de harcèlement et d’agressions sexuelles commis à leur encontre pendant les manifestations se multiplient pour tenter de faire taire les manifestantes. Si, pour certaines, cette vague répressive se révèle efficace en les renvoyant directement à la maison, d’autres ont pris goût à la révolte et cette tentative de soumission ne fait qu’accentuer leur prise de conscience. Sept ans plus tard, on est parties à la rencontre de ces manifestantes, qui vivent dans la ville que la fondation Thomson Reuters a estimée être la plus dangereuse au monde pour les femmes. Portraits.
Nada Abdallah, la militante de toujours
Nada Abdallah dans le bureau cairote de son ONG Heya, qui signifie “femme” en arabe. Janvier 2018 © Michele Spatari
“Si la révolution n’avait pas eu lieu, je n’aurais jamais pu mettre en place des mouvements contre le harcèlement sexuel”, explique Nada Abdallah, 31 ans. Dès 2012, la militante féministe crée des groupes de self-défense où les manifestantes apprennent à répondre aux violences sexuelles auxquelles elles sont confrontées pendant les manifestations, et où les victimes peuvent obtenir un soutien psychologique. Mais en vérité la jeune femme n’a pas attendu la révolution pour s’intéresser au sujet: en 2008, elle apprend déjà des techniques de self-défense pour les transmettre aux filles de son entourage. À ce moment-là, peu d’entre elles osent y participer. “Les violences sexuelles existaient déjà, bien sûr, mais les victimes avaient peur d’en parler car cela se retournait souvent contre elles, par exemple contre leur manière de s’habiller ou même de marcher dans la rue”. Mais pendant la révolution, le niveau de violence des agressions met le sujet sur le devant de la scène et permet à Nada Abdallah de convaincre de plus en plus de femmes de parler sans avoir honte. “Les gens étaient surpris par notre manifestation du 8 mars 2011 organisée pour la journée internationale des droits des femmes, qui dénonçait toutes ces formes de violences sexuelles. Nous étions nombreuses et organisées”, explique t-elle. Depuis, Nada Abdallah est devenue l’une des figures féministes du Caire. Sept ans après, elle considère que la situation s’améliore sur le plan légal mais que la violence sexiste est encore très présente dans la société. “Le plus dur, me concernant, c’est d’affronter le regard que les gens portent sur moi. En tant que féministe, je suis isolée, la plupart pensent que je suis folle. Même pour construire une famille, c’est difficile de trouver un homme qui accepte ma manière de penser et de vivre. Il y a des gens qui me soutiennent, heureusement, mais il y en a plus qui me combattent.”
Amal Ibrahim, de la terreur à l’émancipation
Amal Ibrahim n’a pas souhaité être reconnaissable sur les photos, ni que son véritable nom soit cité par peur des représailles de sa famille et du gouvernement égyptien. Janvier 2018 © Michele Spatari
En 2011, alors qu’elle tente d’aller manifester, les parents d’Amal Ibrahim l’enferment dans sa chambre pour l’en empêcher. “Mon père était très strict et, pour lui, c’était inimaginable qu’une femme se rende aux manifestations”, confie la jeune femme, aujourd’hui âgée de 34 ans. Elle décide alors de s’organiser depuis chez elle en préparant des colis de nourriture et de médicaments qui sont ensuite envoyés place Tahrir. Persévérante, c’est finalement en prétextant la reprise d’activité de son boulot en marketing qu’elle parvient à se rendre aux rassemblements. “J’étais très prudente car j’avais déjà entendu parler des agressions. Je me suis rendue plusieurs fois place Tahrir jusqu’à ce que je tombe sur le témoignage d’une femme violée par un groupe d’hommes dans la rue”, explique Amal Ibrahim. Choquée, elle s’enferme plusieurs mois chez elle, terrorisée à l’idée d’affronter une nouvelle fois la rue. “Je n’allais plus au travail, même sortir sur le palier de la porte était un problème. Je passais mon temps sur Internet à lire les différents rapports qui racontaient les agressions dont étaient victimes les femmes pendant les rassemblements”, poursuit-elle. Avec le soutien d’un ami, Amal Ibrahim décide alors de reprendre ses études pour se réorienter vers l’éducation spécialisée des enfants. Une initiative qui l’aide à recommencer à sortir; progressivement, elle se remet à participer aux marches qui ont lieu tous les vendredis. “La révolution m’a terrorisée mais m’a aussi ouvert de nombreuses portes. Les gens débattaient beaucoup pendant les manifestations et j’y ai entendu des choses que je n’aurais jamais imaginées possibles auparavant.” C’est là que la jeune femme envisagera pour la première fois de voyager seule et d’étudier à l’étranger. Et c’est aujourd’hui sa piste la plus sérieuse pour prendre l’indépendance que ses parents lui refuse toujours tant qu’elle n’est pas mariée.
Somaya Ebeid, la résiliente
Somaya Tarek Ebeid dans le quartier sécurisé de Madinati dans la banlieue du Caire. Janvier 2018 © Michele Spatari
Somaya Tarek Ebeid avait 18 ans lorsqu’elle a participé pour la première fois aux manifestations place Tahrir. “Je viens d’une famille très conservatrice où je n’avais droit à aucune ouverture vers l’extérieur. Pas de téléphone, pas d’Internet, rien. Lorsque j’ai assisté à la première manifestation place Tahrir, c’est tout un monde que j’ai découvert”, se souvient celle qui a aujourd’hui 25 ans. Rapidement, elle décide de passer ses nuits sur la place et ne rentre que de temps en temps chez elle pour se changer et prendre de l’argent. “Alors qu’on m’obligeait à porter le hijab chez moi, j’allais en jupe place Tahrir pour me tenir devant des milliers d’hommes. On entendait parler des agressions mais je n’en ai jamais vu et je me sentais plus en sécurité sur la place Tahrir à l’époque que dans les rues du centre-ville en ce moment”, précise Somaya Tarek Ebeid. Aujourd’hui, la jeune femme habite dans un lotissement ultra sécurisé à une heure de route de la capitale. Elle a fait ce choix après avoir été violemment agressée dans les rues du Caire en 2015. “Je rentrais chez moi et un homme m’a barré la route. J’ai tenté de me défendre et il m’a rouée de coups.” Somaya tarek Ebeid décide de porter plainte mais son agresseur revient se venger et se présente à son domicile accompagné d’autres hommes pour la poignarder au visage, en pleine rue. Suite à cette agression, Somaya Ebeid décide de rendre son histoire publique et de témoigner dans les médias. Elle continue aujourd’hui son combat et projette d’établir sa propre organisation de défense des droits des femmes en Égypte. Elle met un point d’honneur à s’habiller comme elle le veut mais ne sort que rarement du quartier sécurisé de Madinati. Sur son visage, la cicatrice qui s’étire du coin de sa bouche jusqu’à son oreille droite lui rappelle que le danger n’est malheureusement jamais loin.
Yousra Mohamed, la résistante discrète
Yousra Mohamed n’a pas souhaité être prise en photo dans son appartement, de peur d’être remarquée par son propriétaire. Janvier 2018 © Michele Spatari
En 2011, Yousra Mohamed a 22 ans et décide de se rendre seule aux premiers rassemblements. “Entre mes amis et la télévision, j’entendais dire tout et n’importe quoi, j’avais besoin de me faire ma propre opinion”, raconte-t-elle. Sans le dire à ses parents, elle descend le 28 janvier 2011 dans les rues d’Alexandrie, quelques heures avant que les tirs de gaz lacrymogène ne commencent. “Même si mes parents me donnaient assez de liberté pour que je n’aie pas à justifier tous mes déplacements, ils ne m’auraient pas autorisée à aller seule aux manifestations”, explique-t-elle. Entre 2011 et 2013, alors que les violences contre les femmes se multiplient, elle continue de se rendre régulièrement aux manifestations qui ont lieu le vendredi après la prière de l’après-midi. “J’étais très ambitieuse pendant cette période, je voulais participer à toutes les initiatives qui avaient lieu”, se rappelle la jeune femme. Elle s’engage dans un collectif qui promeut l’art comme outil de la révolte. Mais dans le milieu qu’elle fréquente à l’époque, les mouvements féministes sont trop radicaux pour elle et elle s’en détourne. “En cours, mes professeurs me demandaient si je soutenais les Frères Musulmans, seulement parce que je portais le hijab. Il y a même eu une période où j’ai pensé retirer le voile pour prouver aux autres que ce n’était pas le cas.” Aujourd’hui, Yousra Mohamed, 29 ans, est partagée entre deux mondes. “D’un côté, on va me dire que je suis une mauvaise fille car je vis seule et que ne veux pas me marier, de l’autre on va me dire que je suis limitée intellectuellement car je porte le voile et que je ne bois pas.” Pour elle, c’est l’indice que la société égyptienne est devenue trop polarisée. Elle vient d’emménager dans un appartement du Caire alors qu’elle n’est pas mariée, et subit des pressions de la part de son propriétaire. Il voudrait un double de ses clés et insiste pour savoir qui va lui rendre visite. “Je sens que la révolution m’a permis d’oser dire ce que je pense plus fermement mais j’ai aussi l’impression que les hommes ne se cachent plus pour nous harceler, déplore-t-elle. D’ailleurs, maintenant que cela a été rendu public, c’est comme s’ils ne devaient même plus en avoir honte.”
Propos recueillis par Camille Toulmé, au Caire
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