Leur groupe Bent al Masarwa a pour objectif de faire entendre la voix des jeunes femmes égyptiennes, dans un pays où la liberté d’expression est loin d’être une évidence.
En arabe, Bent al Masarwa signifie “Filles de l’Égypte”, et c’est le nom de groupe qu’ont choisi Esraa Salah et les deux sœurs Mariam et Marina Samir, actuellement dans les starting-blocks pour enregistrer leur deuxième album. Sauf que leurs textes poétiques et féministes ne sont pas du goût des producteurs, habitués aux chansons d’amour sirupeuses, que recyclent chaque année les même popstars égyptiennes. Une censure qu’elles ont contournée en passant par un site de financement participatif et qui leur a permis de récolter 9000 dollars.
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“Dis à son père que son honneur n’est pas entre ses jambes” clamaient dès 2014 Bent al Masarwa en détournant l’air d’une chanson patriarcale égyptienne, encore souvent interprétée dans les mariages populaires. C’est l’association égyptienne Nazra pour les études féministes qui est à l’origine de la création du groupe et qui finance alors son premier album aux accents rap. Les paroles s’appuient sur les expériences d’une dizaine de jeunes femmes, encadrées par l’ONG, et s’attaquent pêle-mêle au harcèlement sexuel, aux pressions sociales et familiales contre les femmes ou encore à l’éducation sexiste des garçons élevés “comme des rois”.
Après leur premier concert à l’université publique du Caire à la même époque, où le groupe est à la fois insulté par des jeunes mâles et applaudi à tout rompre par les étudiantes, elles décident de garder le micro. Bent al Masarwa ne doit pas disparaître après ce premier coup d’éclat. En 2017, l’ONG Nazra est accusée par les autorités “d’être financée par l’étranger” et doit réduire drastiquement ses activités suite au gel de ses avoirs. La rappeuse phare du groupe, Myam Mahmoud, révélée par l’émission Arabs got talent, a choisi entre temps de tracer sa propre route. C’est alors qu’une jeune voix prometteuse est venue redonner un second élan aux deux chanteuses autodidactes, Esraa Salah et Marina Samir. Encore étudiante au conservatoire du Caire, Mariam Samir, un piercing entre les narines, ajoute une nouvelle tonalité plus douce et plus puissante aux tessitures des deux comparses.
“Au lieu de chanter, pourquoi vous ne manifestez pas?”
Mais la recherche de producteurs et de financements se heurte à un monde “dominé par des hommes”, déplore Marina Samir. Vues comme “les féministes criardes” par les tenants des studios, elles sont accusées de confondre cordes vocales et porte-voix. “La musique n’est pas là pour transmettre des messages. Pourquoi vous ne manifestez pas?”, leur lâche un jour un de leurs interlocuteurs, qui semble avoir oublié l’interdiction des rassemblements depuis le retour des militaires au pouvoir. Comble du mépris, on leur reproche de vouloir mener une campagne de com’. Une insulte pour le trio qui conçoit son travail comme un partage d’expériences, très loin des leçons de morale.
Lasses, elles lancent leur campagne de financement participatif en août dernier. En un mois seulement, elles récupèrent 9280 dollars. Des dons qui viennent principalement d’Égypte mais aussi “des réseaux féministes tout autour du monde, se réjouit Marina Samir. C’est un succès auquel on ne s’attendait pas”. L’objectif des 12 000 dollars n’est pas atteint mais la somme devrait tout de même couvrir la fabrication des CD, la location de studios et les salaires des musicien·nes et producteur·trice·s, qui restent à trouver. Il faudra encore chercher quelques mécènes pour organiser les concerts prévus dans la vallée du Nil.
Un hommage aux oppressions subies par les Égyptiennes
Les trois Cairotes ont en effet bien l’intention de voyager et notamment de retourner dans les villages de Haute Égypte, où elles ont organisé des ateliers d’écriture avec 34 autres femmes pour donner naissance à leurs chansons. Le titre de l’album Mazgunha, dont deux chansons sont déjà disponibles en ligne, est lui-même une référence au vieux nom d’un hameau de la région rurale d’al Minya. “Mazgunha” désigne également la femme “emprisonnée” et “rendue silencieuse”.
Ce nom et le premier single, Derrière chaque femme, il y a une histoire, posent aussi l’ambition intersectionnelle qui anime Bent al Masarwa. Issues de la classe moyenne, ayant suivi des études dans les écoles anglophones et francophones, les membres du trio craignaient de parler à la place de toutes les Égyptiennes, dont près de 80% sont excisées et habitent pour la plupart loin des deux grandes métropoles Le Caire et Alexandrie. Dans ces villages délaissés par l’État central et les services publics, les Égyptiennes sont à la croisée des oppressions.
“Une femme nous a raconté que plusieurs hommes l’avaient agressée sexuellement alors qu’elle attendait le bus. Ils l’ont d’abord insultée parce qu’ils ont vu qu’elle ne portait pas le voile et qu’elle était donc probablement chrétienne”, se rappelle Marina Samir qui réalise alors à quel point le corps des femmes est aussi un champ de bataille pour l’intolérance religieuse et le racisme. Loin des clichés victimisants pour autant, Bent al Masarwa chante “cette guerre que chaque femme mène à sa manière”, tout en s’efforçant de tisser des liens entre toutes les Égyptiennes. On espère qu’elle continuera à chanter longtemps.
Ariane Lavrilleux, au Caire
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